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"Ce jour où j’ai été emmenée à Auschwitz"


La guerre va prendre fin dans un peu plus d’un an. Nous sommes en mars 1944. En Pologne, dans les camps d’extermination, la température descend à – 30 °C. Simone veil, sa mère et sa soeur survivront. Moi aussi. Ma famille, non. Propos recueillis par Karine Grunebaum.

Le 28 février, ma soeur aînée, engagée dans la Résistance, nous prévient d’arrestations imminentes. Dès le lendemain, mon père emporte nos affaires dans une maison abandonnée, dans la montagne. Comme beaucoup de Juifs polonais, il a déjà fui les pogroms dans les années 20. Hélas, nous différons notre départ et je suis réveillée par des cris : « Ouvrez, ouvrez, vous êtes faits. » Je me souviens de l’angoisse de mon père : « Vite, vite, Marceline, ils sont là. » Levée précipitamment, je cours à perdre haleine. Ma mère et ma soeur s’échappent dans le jardin. Mon père et moi arrivons jusqu’à la porte dérobée qui donne sur les bois. Je tire le verrou. « Ça y est papa, nous sommes sauvés ! » Mais un milicien français se tient derrière nous et, revolver au poing, frappe mon père à toute volée. Je reçois des claques, des coups. Plus tard, ce même milicien tentera de me violer. « Il est interdit de toucher à cette sale race », menacera un officier allemand. Nous sommes envoyés à Drancy. Là-bas, les conditions de vie sont dures, mais je vois mon père tous les jours et je me fais une amie, Françoise Franck.

L’enfer nous attend à Auschwitz- Birkenau où après trois jours entassés dans des wagons à bestiaux, je suis séparée de mon père. Françoise me conjure de ne pas monter avec les gens « fatigués ». Ce sont ceux qui finiront gazés. Nous traversons des chemins sans fin, puis nous arrivons aux baraquements du camp. Parmi une foule de femmes nues, une Polonaise tatoue brutalement un matricule sur mon avantbras : le 78750. La brûlure me torture. J’ai 15 ans et je deviens ce numéro qui m’obsédera toute ma vie : « acht und siebzig tausend sieben hundert fünfzig ». Françoise Franck, qui ne reviendra pas, subit le même traitement. Elle négocie les bouts de pain, que la fièvre m’empêche d’avaler, contre des cachets d’aspirine. Simone Veil est avec nous. Si belle avec ses grands yeux bleus. Un jour, Stenia, une criminelle condamnée de droit commun, lui lance : « Tu es trop belle pour mourir. »

“J’ai 15 ans et je deviens ce numéro : 78750”

Déjà intrépide, Simone réplique : « Je ne suis pas là toute seule, j’ai ma mère et ma soeur. » Elles seront sauvées. La kapo les enverra ensemble au camp de Bobrek, plus petit et surtout loin d’Auschwitz-Birkenau, où les cheminées des crématoires fument nuit et jour, où la soif, la faim et la saleté tuent et font perdre la raison, où il faut rester debout à l’appel de son numéro des heures dans la neige par – 30 °C pour être comptées. L’obsession des nombres… Pendant la période de quarantaine au camp A, les corvées et les coups nous détruisent ; on transporte des briques à bras nus ou des sacs de ciment dans des brouettes sans roue sur des centaines de mètres… avant de les rapporter au même endroit ! Beaucoup meurent. Les autres sont affectées au camp de travail, Lager B. Du matin au soir, on charge et on tire, le ventre vide, des wagons pleins de pierres pour construire des rails vers le crématoire.

Je reverrai Simone au camp de Bergen- Belsen, puis à Paris après la Libération. Comme les quarante-cinq personnes de ma famille qui n’ont pas survécu, mon père ne reviendra pas. Je l’aimais tant, mon père… Un jour, par chance, je l’ai aperçu à Auschwitz. Je me suis jetée dans ses bras : « Ma petite fille. » Un SS hurlant que j’étais une putain, une salope m’a tabassée et je me suis évanouie. Je murmure à mon père mon numéro de bloc, avant que les coups du SS ne me fassent perdre de nouveau connaissance. Quand je reviens à moi, il n’est plus là. Il a glissé dans ma main un oignon et une tomate. Des mois plus tard, il me fera passer un bout de papier, une lettre ! Elle commençait par : « Ma petite fille ». Elle s’est égarée dans les brutalités du camp. Son contenu s’est effacé de ma mémoire. Alors, pour qu’on n’oublie jamais, sur ma tombe, je ferai graver mon numéro à Auschwitz : le 78750.

Par Marceline Loridan-Ivens, - Paris Match, 22 novembre 2012.

Bio express

1928 Naissance à Epinal. 1944 Déportée à Auschwitz-Birkenau. 1945 Libérée des camps à Theresienstadt. 1963 Rencontre le cinéaste Joris Ivens.
1967 Ils réalisent le film « Le 17e parallèle ». 1972-1976 Ils tournent « Comment Yukong déplaça les montagnes », une série dedouze films sur la Chine, et deux documentaires.
2008 Publie « Ma vie balagan » aux éditions Robert Laffont.
2003 Réalise « La petite prairie aux bouleaux » avec Anouk Aimée qui incarne son propre personnage à Auschwitz-Birkenau. 2012 Vient de tourner avec Fanny Ardantdans un film de Marion Vernoux.