×

Interview de Laurent Selvi, Président de la CICAD. Éduquer de manière ciblée


"La lutte contre l'antisémitisme s'inscrit dans une compréhension plus large des préjugés qui peuvent également être dirigés contre d'autres minorités. D'autre part, certains préjugés antisémites ont des particularités qui nécessitent une réponse appropriée. Comme récemment avec les campagnes antisémites qui ont accompagné certaines manifestations de vaccination."

Lundi 5 juin 2023 - 12:53
"La lutte contre l'antisémitisme s'inscrit dans une compréhension plus large des préjugés qui peuvent également être dirigés contre d'autres minorités. D'autre part, certains préjugés antisémites ont des particularités qui nécessitent une réponse appropriée. Comme récemment avec les campagnes antisémites qui ont accompagné certaines manifestations de vaccination."

La Coordination Intercommunautaire contre l'Antisémitisme et la Diffamation (CICAD) fête cette année son 30ème anniversaire. Laurent Selvi, nouvellement élu président en juin, a rencontré tachles pour un interview.

tachles : Depuis 30 ans, la CICAD est engagée dans la lutte contre l'antisémitisme.  Quels objectifs avez-vous atteints, lesquels non ?

Laurent Selvi : Tout d'abord - et ce n'est pas à négliger - toutes les communautés juives de Suisse Romande, sans exception, se sont réunies au sein de la CICAD pour créer une institution qui puisse les défendre à l'extérieur du monde juif face à leurs ennemis et soutenir les victimes de l'antisémitisme. C'est, à mon avis, la première, sinon l'une des plus importantes réalisations de la CICAD, car il n'est pas toujours facile pour toutes les communautés de s'entendre - dans la lutte contre l'antisémitisme, cela a fonctionné. Parmi les réalisations notables de la CICAD, on peut citer le développement de l'arsenal de défense et les contacts avec les médias et les autorités, le fait de faire entendre les juifs, indépendamment de leur appartenance communautaire, mais simplement en tant que membres de la société civile comme suisses de confession juive, de les défendre et de s’engager pour eux sans hésitation à chaque fois que cela est nécessaire. Également, l'élaboration d'outils et programmes pédagogiques , notre rapport annuel sur la situation de l’antisémitisme et notre participation au Salon du Livre.

En Suisse romande, il y a unanimité, mais en Suisse, deux organisations publient un rapport sur l'antisémitisme : outre la CICAD, la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) le fait désormais avec la Fondation contre le racisme et l'antisémitisme (GRA). Pourquoi deux rapports pour un seul problème ?

Nous savons tous deux qu'il y a de facto deux pays en Suisse - la Suisse romande et la Suisse alémanique. C'est peut-être regrettable, mais c'est ainsi. Au sein de cette division géographique, la CICAD, qui représente les communautés romandes et uniquement elles, se charge de mesurer et de combattre l'antisémitisme en Suisse romande. FSCI et GRA le font en Suisse alémanique. La question de savoir s'il serait plus efficace d'avoir un seul rapport au lieu de deux est discutable. Personnellement, compte tenu du contexte linguistique et culturel propre à la Suisse je ne pense pas qu'il soit mauvais d'avoir deux organes chargés de cette tâche. En outre, il existe aujourd'hui une certaine coordination dans la publication des rapports.  

Vous parlez de synthèse, mais celle-ci se fait sans échange prioritaire de données. Pas très digne de confiance.

Oui, la synthèse. En principe, c'est une bonne chose de disposer d’une synthèse dans un pays comme la Suisse. Parce que la situation et les conditions ne sont pas les mêmes dans les deux parties du pays. En Suisse alémanique, la communauté juive n'est pas tant confrontée à des idéologues comme Alan Soral ou Dieudonné. L'influence vient plutôt des pays germanophones voisins. La manifestation de l'antisémitisme diffère. Malgré d'inévitables similitudes, les influences et le développement des réseaux antisémites ne sont pas nécessairement les mêmes. Il semble donc logique d'aborder la question sous l'angle géographique.

Ce n'est pas seulement sur le plan géographique que les deux rapports diffèrent. La méthodologie qui les sous-tend est également différente.

Il y a effectivement le problème que la FSCI n'a pas la même méthodologie que nous. Et nous sommes très attachés à la méthodologie que nous avons développée, même si nous sommes ouverts aux suggestions d'amélioration. La principale différence réside dans la mesure des activités en ligne. soit la prise en compte et la mesure des incidents antisémites sur Internet et sur les réseaux sociaux.....

... qui sont aujourd'hui l'enfant à problèmes de toutes les autorités et ONG lorsqu'il s'agit de propager la haine ou la radicalisation. L'internet est l'endroit où l'antisémitisme se répand le plus rapidement. La CICAD a-t-elle une longueur d'avance sur la FSCI et la GRA à cet égard ?

Je ne veux pas créer de concurrence dans un domaine aussi important que la lutte contre l'antisémitisme. Les approches sont différentes. Nous préférons la nôtre, nous pensons qu'elle est plus complète et nous donne une meilleure vision de la situation de l'antisémitisme, même si elle n’est pas très agréable à regarder. Nous sommes en dialogue avec la FSCI, au sujet de la synthèse mais aussi parce que la FSCI fait partie de notre comité. En outre, une grande partie de ce qui relève de la sécurité ou des relations avec les citoyens se fait au niveau cantonal ou régional. L’approche à deux rapports est tout à fait appropriée.

Pourquoi, malgré cela, n'y a-t-il pas eu d'accord sur la méthodologie au cours des 20 dernières années ?

Vous devrez poser cette question à mes prédécesseurs. Cela pourrait être dû à une certaine conviction dans la justesse de sa propre méthodologie et que l’on n'a tout simplement pas trouvé de dénominateur commun jusqu'à présent, mais peut-être qu'un jour il en sera autrement. Une chose est sûre : nous ne pouvons ignorer les réseaux sociaux et le monde en ligne, surtout de nos jours.

Regardons le rapport sous un autre angle : la communauté juive, les organisations fondées par elle mesurent l'antisémitisme et le combattent avec leurs propres moyens. Ne serait-ce pas en fait la tâche de l'État ?

En fait, oui. Mais ce qu'il faut surtout, c'est de la coopération. L'autorité publique devrait fournir des fonds et des ressources, ce qui est déjà le cas dans une certaine mesure. À Genève, par exemple, nous travaillons en étroite collaboration avec le département de l’instruction publique Nous avons accès aux écoles et aux enseignants dans le cadre de nos programmes éducatifs. L'État doit-il prendre en charge la défense de ses citoyens juifs ? Bien sûr, il doit défendre tous ses citoyens. Mais il faut aussi être pragmatique et réaliste. C'est rarement le cas. Nous devons donc aider les autorités à nous protéger de manière adéquate.

Néanmoins, la lutte contre l'antisémitisme ne devrait pas incomber seulement à la communauté juive, qui, en l'état actuel des choses, s’en occupe.  

Cependant, nous devons encore prendre l'initiative et fournir les informations et les programmes nécessaires. Après tout, qui d'autre que nous-mêmes pourrait mieux identifier la menace, y répondre, l'analyser, etc. Il doit y avoir un véritable partenariat entre l'État, la communauté juive et le reste de la société. Et ce n'est pas parce que c'est la tâche de L'État de protéger ses minorités que cela signifie qu’il effectuera automatiquement le travail. Nous avons toujours un rôle à jouer dans ce partenariat. Et il ne s'agit pas seulement du monitoring, mais aussi de la volonté de se battre. À la CICAD, nous ne devons pas hésiter à monter au front, à taper du poing sur la table et à dire à nos autorités : "C'est inacceptable. Il faut que cela change."

Vous êtes donc en contact avec les autorités. Néanmoins la FSCI a la prétention d’être la voix de la population juive de Suisse – par contre, de facto, la CICAD couvre les communautés juives suisses de manière plus complète. Comment cela fonctionne-t-il ?

La CICAD représente toutes les communautés de Suisse romande sans exception. Il est vrai que nous sommes plus complets, notamment en ce qui concerne les communautés libérales. Les Libéraux, la Communauté Juive Libérale de Genève, a été l'un des co-fondateurs de la CICAD en 1991, avec la Communauté Israélite de Genève et la Communauté Israélite de Lausanne et du canton de Vaud. La FSCI et la Plate-forme des Juifs Libéraux de Suisse sont devenues membres de la CICAD il y a quelques années. Une étape logique si l'on considère que la FSCI comprend certaines communautés romandes, dont la deuxième plus grande de Suisse, la CIG.

La CICAD pourrait donc effectivement couvrir l'ensemble de la Suisse en matière de communication ou concernant le rapport ?

Plus il y aura de Juifs motivés pour aider la CICAD à avancer, mieux ce sera. Je souhaite la bienvenue à tous. Notre représentativité est en effet grande. Néanmoins, je veux exclure toute concurrence. Nous avons déjà abordé tout ce qui peut conduire à une meilleure coopération dans la synthèse. En tant que pragmatique, il est important pour moi d'atteindre mes objectifs, et l'objectif principal de la CICAD est de faire reculer l'antisémitisme, de nous défendre et d'attaquer les antisémites. Si le FSCI veut discuter de quelque chose, ma porte est ouverte, je m'entends très bien avec le vice-président qui représente le FSCI à la CICAD, et aussi avec le nouveau président. Tout ce que nous pouvons faire ensemble, en nous respectant mutuellement pour nous défendre, est à revoir. Notre travail de représentation se fait auprès des autorités des cantons et des communes où se trouvent nos membres, c'est-à-dire en Suisse romande. Les relations avec les autorités fédérales sont laissées à la discrétion de la FSCI.

Sentez-vous une "volonté de lutter" contre l'antisémitisme de la part des autorités ?

En principe, oui, mais nous sommes conscients que ce n'est pas une priorité. La lutte contre les autres formes de préjugés semble occuper le terrain pour elle-même, ce qui est dommage, car en réalité il doit y avoir une place pour l'action contre toutes les formes de discrimination ou de haine. Nous ne voulons pas entrer en concurrence avec, par exemple, la lutte contre l'homophobie. Mais telle est la situation aujourd'hui. En ce qui concerne la lutte contre l'antisémitisme, il y a encore beaucoup à faire, mais la volonté est là.

Sur ce point, le GRA adopte une approche plus globale ; selon son fondateur Sigi-Feigel, pour combattre efficacement l'antisémitisme, il faut le placer dans un contexte, un cadre plus large : le racisme. La CICAD, quant à elle, ne traite que de l'antisémitisme.

Je ne suis pas d'accord avec la logique selon laquelle si l'on aborde le racisme, on aborde automatiquement l'antisémitisme. Vous devez cibler l'antisémitisme parce qu'il s'agit d'une forme particulière de haine et qu'il n'est pas raciste dans le sens où les Juifs ne sont pas une race. Le caractère unique de l'antisémitisme et de la lutte contre celui-ci ne doit pas être perdu de vue, ce serait une erreur. Il existe, bien sûr, des mécanismes similaires dans la formation des préjugés antisémites et dans celle des autres préjugés. C'est pourquoi l'ensemble de notre approche pédagogique repose sur le principe selon lequel il faut combattre le préjugé lui-même. Pour nous, il est important que la lutte contre l'antisémitisme s'inscrive dans une compréhension plus large des préjugés, qui peuvent également être dirigés contre les homosexuels, les Noirs, etc. Le mécanisme reste le même.

Y a-t-il une coopération avec les organisations d'autres minorités ? Ce qui pourrait également contribuer à éliminer un éventuel antisémitisme ou des préjugés émanant des membres de cette minorité.

Non, mais nous avons des contacts informels avec certains groupes. Par exemple, nous avons un travail de mémoire commun avec les Tutsis du Rwanda. Ils participent à nos événements, nous participons à leurs événements. Puisque nous avons malheureusement un génocide en commun - même si les motivations du génocide au Rwanda n'ont rien à voir avec les motivations de la Shoah - il y a une tâche commune à accomplir pour préserver la mémoire. Et puis il y a un autre sujet qui me tient à cœur et sur lequel j'espère que la CICAD pourra mobiliser d'autres groupes, c'est la modification du code de procédure pénale pour nous permettre de nous porter partie civile en tant qu'association. À cette fin, nous devons travailler avec d'autres associations représentant les minorités, qu'il s'agisse de minorités ethniques ou sexuelles. Tous ceux qui représentent légitimement une minorité ou un groupe sont des partenaires potentiels dans cette affaire.

Vous avez été élu président en juin. Quels sont vos objectifs futurs ? Quelles seront les étapes les plus importantes ?

Comme je l'ai déjà dit, je suis un pragmatique, les objectifs sont fixés et je sais dans quelle direction la CICAD doit se développer. Mais s'en tenir à une certaine vision ne doit pas nous faire passer à côté de choses qui évoluent constamment. Je suis donc très attentif à l'évolution du monde dans lequel nous vivons et de la société dans laquelle nous évoluons. En dehors de cela, un point qui me tient à cœur est une meilleure approche pédagogique du phénomène de l'antisémitisme. Tant dans les écoles que qu’auprès de diverses institutions publiques ou associatives. La CICAD travaille sur toutes sortes de modules pédagogiques et j'aimerais pouvoir en développer beaucoup d'autres. J'ai déjà mentionné l'objectif politique de la modification du Code de procédure pénale. J'espère que la FSCI nous soutiendra également dans ce travail. Enfin, il y a la lutte quotidienne contre l'antisémitisme. Nous devons être en mesure de surveiller, de dénoncer et tout simplement de maintenir la pression sur ceux qui veulent nuire aux Juifs.

 

 

Source : Tachles, 27 août 2021