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«Le djihadisme ne se réduit pas au terrorisme, il va bien au-delà»


DÉCRYPTAGE. Le procès des auteurs des attentats parisiens vient de s'achever. Où en est le djihadisme en Europe?  La baisse des attentats annonce-t-elle son déclin? Ce n'est qu'un repli, avertit Hugo Micheron, l’un des meilleurs spécialistes.  

Quelques jours après le verdict contre les accusés des attentats du 13 novembre 2015, le sentiment prévaut d'un procès exemplaire, à la fois par son déroulement, sa sérénité et la nuance des peines prononcées. Une forme de victoire contre le terrorisme. Annonce-t-elle pour autant la fin du djihadisme? Ce serait une erreur de le croire, avertit Hugo Micheron, spécialiste français du domaine, enseignant à l'Université de Princeton et auteur d'un ouvrage récent. Le djihadisme n'est pas mort, explique-t-il, il n'est qu'en repli, comme il l'a été plusieurs fois ces  trente dernières années.

Depuis 2001, 150 attentats islamistes en Europe ont fait 800 morts. Aucun en Suisse, sommes-nous préservés?

ll y a eu des menaces d'attentats très sérieuses en Suisse, notamment à, Genève aatour de 2015, et il y a des djihadistes suisses. Peu nombreux, mais si on regarde en comparaison de la population, ça place la Suisse en position intermédiaire en Europe, à peu près au niveau de l'Allemagne. Mais c'est le volume qui définit vraiment le risque. Le djihadisme suisse est à toute petite échelle, quelques dizaines d'individus, les francophones plutôt en lien avec les réseaux français et belges, les germanophones plutôt en lien avec l'Autriche et l'Allemagne, et quasi pas de dynamique italophone car il y a très peu de djihadistes en Italie. La Suisse est plutôt un pays de repli pour les djihadistes.

Les pays européens sont très diversement touchés. Comment l'expliquez-vous?

Au niveau européen, on a quatre dji­hadismes : un anglophone, un francophone, un germanophone et un scandinave. Au fond du fond, ce sont des réseaux qui s'organisent par connivence, ce qui passe par la langue. En 2015, Daech a été comme un révélateur de ces dynamiques anciennes qui jusque-là n'étaient pas forcément Connectées entre elles.

La matrice originelle, vous la faites pourtant remonter à l'Afghanistan. La question du djihadisme existait avant l'Afghanistan.

La question du djihadisme existait avant l’Afghanistan, mais il joue un rôle de creuset où les djihadistes ont pris conscience d'eux-mêmes et se sont mis à théoriser une nouvelle forme de lutte passant par la mobilisation contre les « agresseurs de l’islam ». Avec la fin de la guerre en Afghanistan en 1989, beaucoup n'ont pas pu retourner dans leurs pays d'origine, où ils étaient perçus comme des dangers. Alors l'Europe est devenue pour eux une terre d’exil, beaucoup plus perçue comme un sanctuaire, à l’origine, que comme une cible. C'est à partir de foyers qui s'installent à Londres, à Bruxelles et dans une moindre mesure à Copenhague et à Stockholm que commencent les dynamiques européennes.

Chez qui cette idéologie prend-elle? Vous soulignez que le critère socio­économique n'est pas déterminant.

Je ne dis pas qu'il ne joue pas de rôle.

Il en joue un évidemment, et on aurait tort de ne pas le prendre en considération, mais je réfute vigoureusement la seule analyse socio­économique. Je démontre qu'elle ne suffit pas. Il y a d'autres ingrédients : les djihadistes sont des militants, ils ont un projet, et si on se prive de l'analyse idéologique, on rate l'explication. La tendance caricaturale du débat public, ou les uns expliquent tout par la marginalisation sociale et les autres tout par le salafisme, est proprement désolante. C'est dans l'articulation de ces différentes composantes que se joue la complexité d’un phénomène djihadiste.

Vous soulignez aussi qu'il dépasse le terrorisme.

C'est un point très important. Le djihadisme n'est pas réductible au terrorisme. C'est une idéologie qui se manifeste bien au-delà des attentats, avec des individus qui mettent en place des machines de prédication par le biais de séminaires, de cours, de conférences, d'activités sociales et culturelles;

 

Mais avoir une idéologie n'est pas un crime.

La question des passerelles avec le salafisme ou les Frères musulmans est très complexe et délicate à gérer, mais on ne peut pas l'évacuer. ll faut éviter à tout prix de tomber dans la caricature, mais pas non plus se priver d'éléments de compréhension très importants. Les djihadistes sont peu nombreux, mais les adeptes de ces formes d’islamisme le sont beaucoup plus, et c'est un réservoir potentiel.

On a souvent annoncé la fin du djihadisme. Vous dites: il est toujours là.

ll fluctue. On peut détruire Daech ou Al-Qaïda, mais cela n'empêche pas le djihadisme de se développer tant que les conditions sont réunies. La confusion avec le terrorisme nous prive de comprendre ce qu'est le djihadisme entre les périodes d'attentats. Je démontre que ces trente dernières années en Europe, il y a eu trois phases, une par décennie, avec à chaque fois un moment d'affirmation et des attentats où les djihadistes essayaient volontairement de déstabiliser les pays occidentaux, et ensuite des périodes de repli, après le démantèlement des réseaux, où ils passaient sous les radars pour se reconstituer et diffuser auprès de groupes plus vastes.

 

Aujourd'hui, nous sommes dans une phase de repli?

Oui, c'est une phase de creux, où les attentats ne sont pas le premier risque parce que les djihadistes estiment que le rapport de force n'est pas en leur faveur. Mais c'est le moment où nous devons redoubler d'efforts pour comprendre les mutations en cours. C'est un travail délicat, contre-cyclique, qui déplace le débat: la question n'est pas seulement sécuritaire, c'est aussi le rôle de la société civile de se préoccuper de ces questions. Le confort serait de dire: le djihadisme, c'est la responsabilité de l'État. Moi, je crois que c'est faux: c'est du ressort de la société, de tout un chacun.

C'est un sujet de débat constant. Le débat existe, mais j'ai l'impression qu'il est de très mauvaise qualité. On oscille entre l'hystérisation facile à des fins électorales d'un côté, et le déni, voire la complaisance de l’autre. Ça ne sert pas du tout le diagnostic. Il existe en Europe depuis trente ans des groupes proches des Frères musulmans, des salafistes ou d'autres groupes comme le Tabligh (ndlr: mouvement de prédication transnational), qui portent un combat idéologique avec un certain nombre d'objectifs. Par peur de faire l'amalgame, on a tendance à ne pas se saisir de ces enjeux, à ne pas faire la distinction entre un musulman et un islamiste, et on laisse un boulevard à l'extrême droite, qui en parle mal mais a toute la place pour le faire. On l'a vu dans la présidentielle française, avec un candidat d'extrême droite qui se posait en chantre d’un enjeu refoulé, alors qu'il en parlait extrêmement mal et avec de grossières approximations. C'est très dangereux.

Le procès des attentats de 2015 vient de s'achever. Quel rôle a-t-il joué?

Aux États-Unis, après les attentats du 11 Septembre, la réaction n'a pas été de réagir dans le cadre de l'État de droit, mais d'en sortir et de créer Guantanamo. Un échec juridique, moral et démocratique. La France a pris une autre voie. Avec les procès de «Charlie Hebdo» et du 13 novembre, on a rétabli la justice face à des gens qui croyaient eux-mêmes l'exercer au nom de Dieu contre des mécréants, Cette réaffirmation de ce qu’est la justice est très importante.

On a aussi cassé la sidération en disséquant ces quelques heures pendant des semaines et des mois, par les témoignages des victimes, des enquêteurs, des experts.

Vous-même, vous avez témoigné.

Passer cinq heures à la barre n'est pas un exercice anodin. Mais je vois l'utilité sociale de ce procès; ll était important, en démocratie, d'avoir cet espace pour suspendre le temps et trouver des éléments de réponse. Je constate aussi que ce procès n'a pas fait l'objet de récupération politique alors qu'il se déroulait en pleine campagne présidentielle. Quand la solennité de l'événement s'impose à tous, ça dit quelque chose .

 

Source : TdG, 3 juillet 2022