À Genève, l’odeur du nazisme sur des bijoux d’exception
Une partie de la collection de Heidi Horten, dont le mari a fait fortune sous les nazis, a été vendue mercredi à l’Hôtel des Bergues. Récit.
À Genève, l’odeur du nazisme sur des bijoux d’exception
Vue par les experts de l’art joaillier, c’est une vente d’exception, promise à tous les records. Au regard de plusieurs organisations de défense des communautés juives dans le monde, c’est un événement scandaleux.
Depuis plusieurs jours, les regards sont tournés vers Genève, et plus précisément vers l’Hôtel des Bergues, où Christie’s organise la vente aux enchères de l’une des plus importantes collections privée de bijoux au monde, celle de la milliardaire défunte Heidi Horten. Cette Autrichienne épousa en 1966 Helmut Horten, un commerçant allemand qui, dès 1936, a fait fortune en acquérant un à un des magasins de propriétaires juifs en Allemagne et aux Pays-Bas.
Les bijoux n’ont pas un lien direct avec cette spoliation de biens de familles juives, mais leur acquisition par Heidi Horten, passionnée d’art et de belles pièces, n’aurait sans doute pas été possible sans une fortune bâtie sous le IIIe Reich par un mari qui fut membre du parti nazi et qui a profité des lois d’aryanisation pour prospérer.
Inquiété, puis relâché
Helmut Horten fut inquiété un moment après la guerre, puis relâché. Le couple, qui vivait au Tessin depuis 1968, a créé la Fondation Helmut Horten dans les années 70, active notamment dans la recherche médicale. Helmut est mort en 1987, Heidi, qui avait trente-deux ans de moins, en juin 2022. La fortune de l’héritière était alors estimée à 2,9 milliards de dollars par le magazine «Forbes».
C’est dire si la vente aux enchères à Genève de plus de 700 bijoux, qui va rapporter au bas mot 150 millions de francs, ne passe pas inaperçue. La vente a commencé en ligne le 3 mai, mais s’est ouverte en salle ce mercredi à l’Hôtel des Bergues. Avant le début des enchères, le commissaire-priseur Rahul Kadakia a annoncé publiquement que la décision de procéder à cette vente avait été faite après un «examen attentif», et que les bénéfices «allaient servir des causes philanthropiques dans les domaines de la santé, de l’enfance et des arts». Il a aussi précisé que Christie’s «allait verser sa propre contribution à des organisations juives».
Un lot de quelque 96 bijoux a ensuite été vendu, pour certains à des prix dépassant le double de leur estimation, sous les applaudissements d’une salle comble. Le montant des ventes de ce jour atteint un total de 138 millions de francs.
L’attente d’un vrai travail de mémoire
Ces derniers jours, les appels se sont multipliés pour demander l’arrêt de cette vente aux enchères. Le Centre Simon Wiesenthal, l’American Jewish Committee (AJC) et, mardi encore, en France, le Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) se sont mobilisés. «Les milliards de Horten qui ont servi à constituer cette collection sont aussi la somme des profits de l’aryanisation nazie de grands magasins juifs», souligne le Centre Simon Wiesenthal. Ces associations demandent l’arrêt de la vente tant que la Fondation Horten ne s’est pas engagée à un travail de mémoire authentique et complet.
«Ce qui est surtout choquant, c’est que la Fondation Helmut Horten, à Lugano, continue de nier le passé nazi du commerçant.»
À Genève, la Cicad (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation) ne s’est pas associée à cette série de communiqués. Son secrétaire général Johanne Gurfinkiel explique: «Que Christie’s ait accepté de réaliser cette vente est une question qui interpelle, mais la maison de ventes n’a pas caché le passé nazi d’Helmut Horten, ni l’origine de sa fortune. La vente a débuté, il est absurde de penser qu’on puisse l’arrêter. Ce qui est très choquant, en revanche, c’est que la Fondation Helmut Horten, basée à Lugano, n’a aucunement réalisé un vrai travail de mémoire sur le passé nazi du commerçant et l’origine de sa fortune liée à l’aryanisation des biens de familles juives, un travail pédagogique pourtant absolument nécessaire. Au contraire, elle continue de le présenter comme un entrepreneur très engagé socialement. C’est une honte!»
«Le seul travail historique qui a été réalisé a surtout servi à nettoyer le passé du commerçant», poursuit Johanne Gurfinkiel. Il fait allusion au mandat qu’a confié Heidi Horten (qui était vice-présidente de la Fondation Helmut Horten depuis 1971 jusqu’à sa mort) à un historien, Peter Hoeres. Il apparaît dans ses travaux – un rapport de 286 pages publié en 2022 – que le commerçant a bel et bien profité dans les années 30 de la politique du régime nazi qui consista d’abord à pousser les juifs à vendre leurs commerces à bas prix, puis, dès 1938, à les contraindre à lâcher leurs entreprises.
Mais l’historien souligne aussi que les transactions avaient été réalisées à l’époque au prix du marché et que Helmut Horten était davantage motivé par le sens des affaires que l’idéologie nazie. Le site de la Collection d’art Heidi Horten, à Vienne, fait mention de ce rapport en signalant qu’il «fait taire certaines rumeurs».
Ce qui fait s’étrangler d’autres experts ayant fait des recherches sur Helmut Horten. «En tant qu’historienne, je ne peux pas être d’accord avec les conclusions du rapport», confiait il y a quelques jours au «New York Times» Birgit Kirchmayr, membre du conseil consultatif autrichien sur la restitution des œuvres d’art. Des travaux qui offusquent aussi une descendante d’un commerçant juif spolié aux Pays-Bas.
Les bénéfices colossaux attendus de la vente à Genève, qui se poursuivra vendredi, iront à des œuvres philanthropiques gérées par la Fondation Heidi Horten, souligne Christie’s. Cette nouvelle fondation a été créée en 2021 à Vaduz. C’est aussi elle qui gère la Collection d’art Heidi Horten et le musée qui lui est associé à Vienne. Mais elle se fait fort discrète et n’a pas communiqué non plus sur un quelconque devoir de mémoire. Qui est aujourd’hui à son bord? A-t-elle un lien avec la fondation Helmut Horten? Mercredi, nous n’avons pas eu l’opportunité de rentrer en contact avec ses membres.