«Le mot «sionisme» est un mot piégé, voire manipulé»
«Le mot «sionisme» est un mot piégé, voire manipulé»
Dévoyé par l’extrême droite, le terme «sionisme» – et ses dérivés – doit-il être proscrit? Les réflexions et l’analyse de l’historien Dominique Vidal.
Au début du mois de juillet, nous évoquions la controverse suscitée par l’invitation à la fête officielle du 1er Août à Lausanne de Philippe Lazzarini, commissaire général de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Suite à cet article, nous avons reçu un nombre important de courriers et e-mails nous reprochant notamment l’utilisation du mot «sioniste».
Dominique Vidal est historien et journaliste français. Fils du linguiste et survivant d’Auschwitz Haim Vidal Séphiha, il a été rédacteur en chef adjoint du «Monde diplomatique» et a écrit de nombreux ouvrages sur le conflit israélo-palestinien, notamment le livre «Antisionisme = antisémitisme? Réponse à Emmanuel Macron» (2018).
Pourquoi l’usage du mot «sionisme» – et ses dérivés – pose régulièrement problème?
Comme beaucoup de mots qui contribuent à définir des conflits à travers le monde, «sionisme» est un mot piégé, voire manipulé. Il définit simplement une doctrine politique.
Je travaille sur le conflit israélo-palestinien depuis cinq décennies. Au début de ma «carrière», on pouvait écrire «sionisme», et «antisionisme», sans provoquer des levées de boucliers comme aujourd’hui.
La situation a changé depuis la seconde Intifada, c’est-à-dire depuis les années 2000, et ça n’a fait que s’aggraver depuis.
Pourquoi à votre avis?
L’intolérance de certains militants et médias vis-à-vis de ces termes a grandi au fur et à mesure que la cause d’Israël devenait toujours plus indéfendable. Les inconditionnels de la droite israélienne préfèrent polémiquer sur les mots plutôt que débattre sur le fond. Comment défendre l’occupation et la colonisation des territoires palestiniens lorsqu’elles deviennent synonymes de crimes de guerre et contre l’humanité? Jamais depuis plus d’un siècle ce conflit n’avait été aussi sanglant. Tsahal a riposté à l’opération terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 en détruisant la majorité des immeubles et des infrastructures de la bande de Gaza, au prix de dizaines de milliers de morts parmi les civils gazaouis.
Et pourtant, quoi qu’on en pense, la réalité, c’est que deux peuples vivent sur cette terre dite «sainte» et que la paix suppose que tous deux puissent jouir de droits égaux – nationaux, religieux et individuels.
Qu’est-ce que le sionisme?
Le terme vient de Sion, une des collines de Jérusalem. Lorsqu’un certain nombre de penseurs juifs, au XIXe siècle, ont imaginé la création d’un État juif, ils ont utilisé Sion comme symbole. Être sioniste, c’est militer pour l’existence d’un État juif.
Le père de cette doctrine, Theodor Herzl, a été envoyé à Paris dans les années 1890 par son journal, la «Neue Freie Presse», le plus grand quotidien autrichien. Comme beaucoup de juifs de cette époque, il avait été marqué par la résurgence des pogroms de l’Empire tsariste. Et voilà qu’en 1895, il assiste à la dégradation du capitaine Alfred Dreyfus. Cet événement va le faire basculer.
Avant cela, Theodor Herzl était un assimilationniste. Il prônait l’intégration des personnes immigrées, des juifs, à la culture majoritaire.
Avant d’arriver à Paris, il était même conversioniste: il croyait que, pour mettre fin à l’antisémitisme, il fallait que les juifs se convertissent au christianisme. Avec le recul, on voit bien que c’était utopique: même les convertis ont été victimes du génocide nazi.
À l’époque, en tout cas, le fait que la haine des juifs se manifeste même en France, premier pays à les avoir émancipés, convainc Herzl que seule la création d’un État juif permettra de résoudre le «problème juif».
En 1896, il expose cette doctrine dans un livre, «L’État des juifs». L’année suivante, il réunit à Bâle le premier congrès sioniste, dont le programme déclare: «Le sionisme s’efforce d’obtenir pour le peuple juif en Palestine un Foyer reconnu publiquement et garanti juridiquement.»
Argentine, Ouganda: à l’origine, le projet sioniste n’envisageait pas uniquement la Palestine. Pourquoi c’est finalement ce territoire qui est choisi?
Herzl, jusqu’à sa mort en 1904, ne parvient pas à convaincre une quelconque puissance de soutenir son projet. Et certains sionistes, faute de Palestine, envisagent d’autres solutions. Tout change lorsque la stratégie du Royaume-Uni, alors première puissance mondiale, intègre le sionisme. Londres agit pour que la Première Guerre mondiale lui permette d’acquérir des positions hégémoniques au Moyen-Orient: pour contrôler le canal de Suez, «ligne vitale» de son empire entre Londres et l’Inde et, à terme, exploiter le pétrole.
Pour parvenir à leurs fins, les Britanniques vont tout promettre à tout le monde: un grand royaume indépendant aux dirigeants arabes, un mandat sur le Liban et la Syrie aux Français, et pour eux-mêmes un mandat sur l’Irak ainsi qu’une base arrière en Transjordanie. Quant à la Palestine, ils font mine d’accepter de l’internationaliser. C’est le sens des accords Sykes-Picot.
Sauf que la Première Guerre mondiale reste longtemps indécise. Pour renforcer leur position face aux Allemands, les Britanniques misent sur les communautés juives: pour accélérer l’intervention des États-Unis et empêcher les révolutionnaires russes de signer une paix séparée avec Berlin. C’est ainsi que, le 2 novembre 1917, ils signent la fameuse Déclaration Balfour, par laquelle le gouvernement de Sa Majesté «envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ou aux droits et statut politiques dont les juifs jouissent dans tout autre pays».
Comment cette immigration des juifs vers la Palestine, rendue possible par la Déclaration Balfour, s’opère-t-elle?
Plus lentement que prévu. Pendant les années 1920 et 1939, l’immense majorité de juifs ne veut pas aller en Palestine: sur les 3 millions de juifs qui quittent l’Europe, moins de 500’000 s’installent en Palestine. C’est l’arrivée de Hitler au pouvoir qui provoque l’accélération de l’aliya: de 1932 à 1939, on recense 30’000 immigrants par an, quatre fois plus que dans les dix années qui précèdent. Mais après la Shoah, la communauté internationale se demande quel avenir offrir aux survivants. Ceux-ci ne peuvent pas rentrer dans leur pays d’origine, notamment en Pologne, où ils subissent de nouveaux pogromes. L’immense majorité souhaite aller aux États-Unis, mais en vain: les Américains ont restreint strictement l’immigration. D’où le succès des organisations sionistes qui proposent aux «personnes déplacées» de rebâtir leur vie en Palestine.
À quel moment prend forme véritablement l’État juif?
La guerre judéo-palestinienne commence en 1945 et dure jusqu’en 1948. Durant cette période, les milices juives font en sorte de s’approprier tout le territoire possible. La guerre israélo-arabe n’intervient qu’après la proclamation d’indépendance d’Israël, suite au plan de partage de la Palestine voté à l’ONU le 29 novembre 1947.
La définition du mot «sionisme» évolue donc au fil du temps?
Avant la Seconde Guerre mondiale, on l’a vu, la plupart des juifs – communistes, bundistes et religieux – n’ont pas immigré en Palestine. Et même parmi ceux qui l’ont fait, un grand nombre prônait non un État juif, mais une solution binationale. C’était entre autres la position de Sigmund Freud, d’Albert Einstein ou, après-guerre, d’Hannah Arendt.
Cette utopie est, hélas, balayée par la guerre de 1947-1949. Et l’État d’Israël, proclamé le 14 mai 1948, accueille trois grandes vagues d’immigration: les survivants de la Shoah, puis les juifs des pays arabes qui ne peuvent y rester après la guerre de 1948 et l’expulsion des Palestiniens, enfin les juifs de l’Union soviétique que Gorbatchev, à partir des années 1990, laisse émigrer en Israël. À chaque période, le sionisme a une face différente.
Aujourd’hui, quelle est la face des mots «sionisme» et «antisionisme»?
Le sionisme, c’est un mouvement qui a comporté deux versants, libérateur pour les juifs qu’il a accueillis, mais aussi colonisateur pour les Palestiniens qu’il a expulsés et spoliés. Quant à l’antisionisme, c’est simplement l’opposition au sionisme, qui a évolué avec le mouvement auquel elle s’opposait. Dans l’entre-deux-guerres, cette opposition refuse l’idée même d’un État juif. Mais après la création d’Israël, elle propose que ce dernier devienne non un État juif, mais un «État de tous ses citoyens». À part un Dieudonné ou un Soral, qui se servent de l’antisionisme pour camoufler leur antisémitisme et échapper à la justice, je ne connais pas d’antisionistes qui entendent «détruire l’État d’Israël» et «jeter les juifs à la mer», pour reprendre le jargon du prédécesseur d’Arafat à la présidence de l’OLP.
La loi État-nation du peuple juif, adoptée en 2018, stipule, dans son premier article: «Seul le peuple juif a droit à l’autodétermination en Israël.» Les antisionistes d’aujourd’hui sont des Israéliens qui prônent l’égalité en droits de tous les citoyens.
Faut-il continuer à utiliser les mots «sionisme» ou «antisionisme»?
Pourquoi pas? C’est comme si on renonçait à utiliser le terme «socialisme» parce qu’il y a eu le goulag en URSS ou le laogai en Chine. On peut regretter l’histoire, rêver qu’elle ait été autre, mais elle est comme ça. L’histoire est ce qu’elle est!