Refuser l’abject
Refuser l’abject
« Je revendique un humanisme chevillé au corps que je n’ai pas à justifier. Je n’ai pas à attendre les leçons de morale pour m’attrister depuis le 7 octobre du drame humain auquel j’assiste et qui frappe israéliens et palestiniens. Je vis avec douleur ces vies arrachées. Je prie — oui, je prie — pour les victimes du massacre du Hamas, pour les otages encore retenus, pour les familles de Gaza qui tentent de survivre malgré la guerre et ses funestes conséquences, malgré aussi la terreur imposée par leurs propres bourreaux..
Mais je refuse les leçons de morale. Émanant aussi d’une certaine gauche qui, sous couvert de progressisme, détourne les yeux face à l’antisémitisme. Cette frange qui, au nom de la défense de la cause palestinienne, exige de moi — parce que juif — de prendre mes distances avec Israël comme condition d’acceptabilité. D’embrasser la cause de l’antisionisme pour redevenir fréquentable. Les mêmes qui aujourd’hui sont prêts à classer les bons et les mauvais juifs mais tolère l’intolérable : Thierry Ardisson ose comparer Gaza à Auschwitz, Kanye West qui sort un single intitulé Heil Hitler. Que dire chez nous de l’exposition organisation à l’université de Genève comparant Auschwitz à Gaza et ce avec l’assentiment du rectorat. Tout cela à digéré sans pansement gastrique et sans s’étouffer.
Il faut s’autoflageller en silence, accepter l’essentialisation à l’instar de cette injonction faite aux musulmans, en son temps, de devoir se justifier à chaque crime commis par des islamistes. Aujourd’hui, certains voudraient m’imposer la même logique: parce que juif, je devrais m’ériger contre Israël, l’accuser d’être devenu l’incarnation moderne du Mal, voire du nazisme. Dénoncer le drame de Gaza en prenant les armes contre l’Etat d’Israël. Accepter de détourner les yeux devant la haine qui frappe les israéliens, pour ne pas contrarier les nouveaux « militants humanitaires », ceux dont la logorrhée militante se fait chaque jour plus complaisante avec l’antisémitisme.
Je ne me soumettrai pas à cette injonction. Je combattrai toujours l’antisémitisme, comme je combats le racisme et autres formes d’exclusion. Je resterai aux côtés de toutes les victimes, d’où qu’elles viennent. Mais je ne plierai pas face au diktat imposé par certains élus et militants helvétiques, qui s’interdisent de dénoncer la haine antijuive, sous prétexte que les déclarations intolérables du ministre israélien Smotrich ou la situation à Gaza justifieraient tout.
Humanistes de la dernière heure, réveillez-vous ! Où se situe votre part d’humanité lorsque vous refusez de dénoncer la haine qui frappe votre voisin ? Je peux être dévasté par les pertes civiles à Gaza, au nom des valeurs que l’on m’a transmises et que je cherche à transmettre. Mais je n’oublie pas ces juifs visés parce que juifs. . Je ne détournerai jamais le regard face à ces victimes d’aujourd’hui, désignées coupables par leur simple naissance.
Je pense à ces enfants juifs contraints de taire leur identité par peur de l’insulte, ou pire, de l’agression. Je pense à ces prétendus « antifa », muets face à l’antisémitisme, qui défilent main dans la main avec les infréquentables dans nos universités ou nos rues, reniant leurs propres idéaux. On s’autorise tous les excès au nom des victimes de Gaza. L’enfant juif d’hier, oublié par ces nouveaux révolutionnaires, devrait de nouveau baisser les yeux. Je refuse.
De même, je refuse qu’on travestisse notre histoire, celle de ma famille gazée et brûlée Comparer Gaza à Auschwitz encore et encore, c’est affirmer que les descendants des victimes d’hier seraient devenus les bourreaux d’aujourd’hui. Et pourtant, aucune réaction. Pire : une adhésion tranquille, presque assumée. Gaza serait Auschwitz et alors ? La banalisation de la Shoah et le retour décomplexé des stéréotypes antisémites n’ont jamais été aussi flagrants. En Suisse, en France et ailleurs, les dérives constituent des attaques directes contre la Mémoire, la vérité historique et la dignité humaine.
À celles et ceux qui acceptent d’être complices de cette dérive, je dis ma honte. Mais je garde l’espoir. Car je sais que les vrais humanistes — ceux qui ne hiérarchisent pas les douleurs — sont encore là. Je les enjoins à s’exprimer, à dénoncer, à être lucides. Eux n’ont pas oublié les mots du pasteur Niemöller : « Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. »
Johanne Gurfinkiel, Secrétaire général de la CICAD