Les indignations qu’on choisit, les silences qu’on cultive

Les indignations qu’on choisit, les silences qu’on cultive

Il y a dans ce pays un art très suisse de la nuance : on peut, dans la même phrase, condamner “toute forme de racisme”, s’émouvoir du sort des peuples opprimés, et déclarer — avec ce ton mesuré et professoral qu’on réserve d’ordinaire aux journées cantonales de réflexion sur la gestion des zones marécageuses — que “le sionisme serait une aberration, l’expression d’un temps passé colonialiste, le symbole ultime désormais de la ségrégation dont pourraient s’enorgueillir les ségrégationnistes de l’apartheid sud-africain”.
C’est posé, c’est sérieux, presque scientifique. Et surtout, c’est pratique. Parce que ça permet de dénoncer des Juifs sans avoir l’air antisémite. Du moins ceux qui auraient le toupet de ne pas diaboliser le peuple israélien dans son ensemble. On appelle ça le progressisme à usage contrôlé.
Mais ce jeu d’équilibrisme moral a un prix. Celui d’un climat désormais saturé de glissements, de complaisances et de dérives. L’antisémitisme, que beaucoup s’évertuent encore à qualifier d’“accidents isolés”, s’est transformé en bruit de fond permanent.
Ce que je dénonçais avec force hier, s’exprime aujourd’hui à visage découvert. Il ne s’agit plus de suppositions ou de sensations : il s’agit de faits. Et puisque les mots génériques ne suffisent plus, il est devenu nécessaire de les exposer. De les nommer. Afin que nul ne dise demain : je ne savais pas.
Le week-end dernier encore, lors d’un événement sportif en Suisse romande — une finale de ligue nationale de tennis — un joueur d’un club de l’ouest du pays a publiquement proféré des propos racistes et antisémites d’une rare violence, qualifiant les Juifs de « sale race ». Ceux qui ont tenté de s’y opposer ont subi menaces, insultes et intimidations physiques. Le tout devant arbitres et officiels. Il n’en fut rien. Le silence, une fois de plus, a servi d’abri.
Quelques jours plus tôt, à l’école obligatoire à Bienne, deux jeunes filles suisses de confession juive ont été prises pour cible par une partie de leurs camarades : cris de “Heil Hitler”, croix gammées sur les murs, insultes en raison de leur naissance en Israël. Leur entourage scolaire est resté passif, parfois même ambigu. Ce ne sont plus des cas isolés, mais des symptômes d’un climat. Ce qui frappe, ce n’est pas seulement la haine — c’est l’habitude du silence.
Dans un registre plus feutré mais tout aussi préoccupant, un centre culturel romand a récemment refusé d’accueillir un événement culturel juif, pourtant apolitique, invoquant que “mettre en avant une culture juive reviendrait aujourd’hui à prendre position”. Comme l’indiquait le responsable du lieu : “le comportement des dirigeants d’Israël jette un voile noir sur toutes les vertus de la culture juive”.
Ainsi, même les récits personnels ou les drames intimes sont désormais frappés de rejet. La censure, ici. Quelle sera la prochaine étape ?
Il y a dans ce pays une frange politique bien visible — à la fois activiste et clientéliste — qui a troqué l’universalité de ses valeurs pour une stratégie de captation électorale ciblée. Cette frange n’hésite plus à s’associer à des groupes prônant la haine de “l’entité sioniste”, du moment qu’ils crient “Palestine libre” assez fort pour faire oublier le reste.
Et cette dérive ne se cantonne plus aux marges. Elle s’est étendue à des élus et figures publiques, qui, par prudence ou opportunisme, gardent un silence complice. Face aux occupations d’universités, aux dégradations, aux slogans appelant à la disparition d’un État, on détourne le regard. Peut-être par stratégie. Peut-être par confort. Mais sûrement pas par courage.
Le 7 octobre 2023, des enfants ont été égorgés, des femmes violées, des familles massacrées dans leurs maisons. Ce n’est pas “le prix de la révolte”. C’est un pogrom — assumé, filmé, revendiqué. Et depuis, des dizaines d’otages — hommes, femmes, enfants — sont toujours détenus dans des conditions que personne n’ose imaginer. Et tout cela, dans une indifférence croissante.
Les droits humains, semble-t-il, n’ont pas la même résonance selon l’identité des victimes.
Soyons clairs : la situation à Gaza est une tragédie. Mais elle ne justifie ni l’effacement des crimes du 7 octobre, ni la glorification du Hamas comme s’il s’agissait d’un mouvement de libération. Le Hamas n’est pas Mandela : c’est l’antithèse du droit.
Et pourtant, dans certains milieux militants, sur certaines pancartes, on hurle contre les bombes israéliennes tout en relativisant, voire en célébrant, les viols, les assassinats, les prises d’otages — pourvu qu’ils aient été “contextualisés”.
On ne demande pas ici d’applaudir ou de condamner à géométrie variable. Mais de s’étonner, simplement, que certains drames ne provoquent ni pancartes, ni marches, ni hashtags. Comme si la cause des libertés avait besoin d’un bon casting pour mobiliser.
Et puisqu’il faut aujourd’hui du courage simplement pour nommer les choses, je veux saluer celui de Sophia Aram — chroniqueuse radio, humoriste et comédienne française — qui, depuis la France, offre chaque semaine une parole d’une rare clarté. Elle se voit aujourd’hui encore prise pour cible, victime d’une chasse aux sorcières, pour avoir refusé les silences convenus et les indignations sélectives.
Pendant que certains encensent Rima Hassan ou Houria Bouteldja, d’autres célèbrent quelques voix estampillées juives et antisionistes, soudain parées d’une infaillibilité morale. Il y a chez ces figures une constante : celle qui consiste à comparer Gaza à Auschwitz, et à cultiver une hostilité obsessionnelle envers tout ce qui touche — de près ou de loin — à la CICAD, mais plus encore, à ce qu’elle incarne.
Il est temps que la majorité silencieuse cesse de laisser le champ libre aux extrêmes.
Se taire, c’est laisser d’autres parler à sa place — y compris ceux qui transforment le mensonge en morale, et l’intimidation en vertus.

 

Johanne Gurfinkiel, Secrétaire général de la CICAD