Un loup dans la bergerie?

L’ultra droite ukrainienne a pris ses aises mercredi passé à Genève, affichant un symbole nazi sur la même estrade où se sont exprimé·es deux élu·es de gauche. Le milieu antiraciste alerte à la banalisation.

Un loup dans la bergerie?

Les spécialistes l’appellent Wolfsangel, le crochet du loup, ou crampon héraldique. L’emblème a notamment servi à la Division SS Das Reich de triste mémoire. Mercredi dernier, sur la place des Nations à Genève, il trônait pourtant bien en évidence sur le tee-shirt du principal orateur d’un rassemblement d’une quarantaine de personnes, dont deux élu·s de gauche, venues réclamer la libération de prisonniers de guerre ukrainiens. Comment un insigne nazi a-t-il pu se retrouver sur la poitrine de Tsisaruk Serhiy Yuriyovych, commandant adjoint d’un régiment de l’armée ukrainienne?

Point de hasard, réagit Johanne Gurfinkiel, qui pointe la «proximité idéologique» de l’intervenant avec l’extrême droite. Car le Régiment Azov, la formation militaire dont M. Yuriyovych, alias «Molfar» (le druide), est le numéro 2, n’est «pas une équipe de joyeux drilles», selon l’expression du secrétaire général de la CICAD. Formé en 2014 par des militants de la formation d’extrême droite Patriotes d’Ukraine pour lutter contre l’insurrection séparatiste dans l’est du pays, il brandit non seulement le Wolfsangel mais également le Soleil noir, autre emblème national-socialiste, composé lui de trois svastikas enlacées (voir ci-dessous).

«Marqueur nazi»

Aujourd’hui intégré à l’armée régulière, le Régiment Azov a élargi sa base de recrutement et cherché, face à la propagande russe qualifiant le gouvernement ukrainien de néonazi, à gommer son image ultra. Jusqu’à un certain point, visiblement. «On peut utiliser ces emblèmes pour choquer, comme le font les antispécistes ou les antivax, mais s’il est employé par des personnes issues de l’extrême droite, il n’y a pas d’ambiguïté possible, il s’agit bien de faire passer un message», analyse M. Gurfinkiel.

L’avis est partagé par le site spécialisé Reporting Radicalism1, qui décrit le crochet du loup comme l’«un des symboles néonazis les plus communs» et, spécifiquement en Ukraine, «comme un marqueur des opinions nazies, souvent sans aucune affiliation avec une organisation ou structure».

Il faut dire que le symbole pèse particulièrement lourd dans cette région, où les divisions SS, notamment Das Reich, ont opéré des massacres de masse durant la Seconde Guerre mondiale sous prétexte de débarrasser l’Ukraine – alors intégrée à l’URSS – du «judéo-bolchévisme».

«Inacceptable», selon la CFR

Interrogée par nos soins, la Commission fédérale contre le racisme se dit également choquée: «Il n’est pas acceptable qu’un tel symbole néonazi apparaisse dans l’espace public même s’il n’existe pas en Suisse d’interdiction des symboles racistes», s’indigne sa présidente, Martine Brunschwig Graf. Qui rappelle que la CFR défend leur bannissement.

La CICAD abonde dans ce sens, d’autant que cette affaire montre «la méconnaissance», «la banalisation», «l’absence de réflexe» face à cette symbolique, qui a pu s’afficher sur la place des Nations puis dans la presse locale sans grande réaction. «Ce n’est pas anodin, on n’est pas face à de vieilles histoires», poursuit Johanne Gurfinkiel, mais devant des symboles très chargés idéologiquement, régulièrement «reconvoqués».

Pour le secrétaire général de la CICAD, il est regrettable que le message des supporters de l’Ukraine soit de cette façon «entaché». «Cela fait le jeu de la propagande russe. Or l’extrémisme de Azov ne fait pas pour autant de l’Ukraine un pays nazi», insiste M. Gurfinkiel.

Distance après coup

Co-orateur et co-oratrice mercredi sur l’estrade, le conseiller national genevois Nicolas Walder et son homologue Laurence Fehlmann-Rielle, tiennent à «se distancier» nettement de Tsisaruk Serhiy Yuriyovych. Il et elle précisent avoir répondu à une invitation adressée à leur parti par le Comité Ukraine-Genève: «A ma connaissance, ce comité n’a jamais été mêlé d’une quelconque manière à une propagande néo-nazie», justifie Nicolas Walder.

S’il ignorait la nature du symbole affiché par «Molfar», le conseiller national vert admet toutefois qu’il connaissait «la réputation sulfureuse du régiment Azov», dont la participation centrale au rassemblement était clairement annoncée, «car il est accusé de nostalgie du IIIe Reich». «Toutefois, le droit international s’applique à toutes et tous quelles que soient leurs idéologies ou nationalités», souligne-t-il. «Les Conventions de Genève appellent à protéger l’ensemble des prisonniers de guerre», confirme d’ailleurs sa collègue socialiste. Qui comme son préopinant se dit favorable à l’interdiction des symboles nazis en Suisse.

«Azov défend sa patrie»

Responsable du Comité Ukraine-Genève, Alina Datsii assure qu’elle ignorait la signification de l’emblème porté par Tsisaruk Serhiy Yuriyovych, qu’elle admet avoir accueilli à la demande de la Mission d’Ukraine. Elle ne se montre toutefois «pas étonnée». «On connaît la réputation ultra-nationaliste du Régiment Azov. Si je comprends que ce symbole fasse référence à la Seconde Guerre mondiale, ce que je constate, et avec moi les Ukrainiens, c’est que depuis le début de l’invasion russe, Azov défend sa patrie. Nous préférons regarder les actes.»

Mais n’est-ce pas gênant pour le Comité de s’afficher devant l’ONU avec une formation militaire pointée pour ses exactions auprès des civils? «J’ai entendu ça, mais je me demande pourquoi on parle seulement d’Azov et pas des crimes russes. On ne peut pas comparer!»