À Genève, des juifs se sentent menacés

À Genève, des juifs se sentent menacés

Les actes antisémites à Genève ont pris de l’ampleur depuis l’embrasement du conflit israélo-palestinien. C’est ce que constate la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), qui a recensé entre le 7 et le 31 octobre pas moins de 146 insultes, tags et autres commentaires haineux (lire ci-dessous).

Le climat est-il devenu véritablement plus hostile pour les personnes de confession juive dans le canton? C’est à tout le moins ce qu’assurent de nombreux témoignages de victimes directes ou collatérales récoltés par la «Tribune de Genève».

Joachim*, père de famille, est encore révolté. Samedi dernier, alors qu’il sort de la synagogue avec ses enfants et deux de ses amis venus d’Israël, un homme à moto, plutôt jeune, ralentit et hurle «Sale juif». «Mes enfants se sont mis à trembler, raconte le Genevois. Ils étaient choqués, mes connaissances aussi. Elles étaient surprises que cela puisse arriver en Suisse.»

L’homme n’a pas porté plainte, estimant que cela «ne servirait à rien», mais reste dépité. «À croire que nous sommes voués à nous faire insulter. Je ne suis plus à l’aise de mettre la kippa dans la rue. Avant, on me faisait des remarques, mais là je ne veux plus prendre le risque. J’ai aussi interdit à mon fils de la mettre lorsqu’il est invité chez des amis. Je lui dis de choisir une casquette.»

Symboles cachés

Or, Joachim n’est pas le seul à dissimuler davantage sa religion depuis les événements du 7 octobre. Ilana a retrouvé les affiches des otages qu’elle avait placardées près de chez elles arrachées, remplacées par une inscription commençant par «Saloperie de juifs». «Vu ce climat, mon compagnon m’a demandé de cacher l’étoile de David que je porte autour du cou, raconte-t-elle. Je n’ai jamais fait attention à Genève, mais j’avoue que je ne la sors plus.» D’autres femmes portant ce symbole nous ont indiqué le cacher désormais elles aussi sous un pull.

La peur s’installe parfois jusque dans les foyers. Plusieurs familles nous ont confié réfléchir à ôter la Mézouzah, un petit rouleau de parchemin fixé à la porte du domicile. Un acte très lourd, puisqu’il s’agit ici d’un symbole important dans cette religion.  «La question se pose pour beaucoup d’entre nous et certains amis ont déjà décidé de le retirer de leur porte d’entrée, de peur d’être victime d’actes antisémites», ajoute Ilana. Une des familles que nous avons contactées, qui ne souhaite pas être reconnaissable, raconte effectivement avoir retiré le symbole de sa porte, à la demande des enfants.

Une autre mère de famille témoigne: «Vivant au rez-de-chaussée d’un immeuble avec beaucoup de passage, nous n’avons jamais osé accrocher la Mézouzah à l’extérieur de notre porte. Aujourd’hui, nous avons d’autant plus le sentiment que cela nous exposerait.» Parmi les témoins que nous avons interrogés, l’un a préféré laisser le symbole au mur, mais a décidé d’équiper sa maison d’un système d’alarme. 

Changements au quotidien

Exacerbée par les événements survenus en France, la peur a d’ailleurs poussé certains à des changements dans leur quotidien. «Depuis les événements, je n’envoie plus mes trois enfants au Talmud Torah (ndlr: l’instruction religieuse juive), même si les lieux sont très sécurisés, raconte Julia. Nous ne sommes pas non plus allés célébrer le Shabbat mondial le week-end dernier. Je leur dis de ne pas parler de leur religion devant les autres. Si la situation ne se calme pas, je ne mettrai pas ma fille au jardin d’enfants juif l’an prochain.»

Car certains élèves ont effectivement subi des insultes en milieu scolaire. «Mes filleules, scolarisées à l’école publique, ont reçu des commentaires antisémites dans les jours suivant le 7 octobre, nous indique Shirane, une Genevoise. D’autres enfants les ont traitées de sales juives. Elles ont onze ans.»

Anna, 15 ans, témoigne: «Je n’ai pas subi de harcèlement direct, mais j’ai vu une haine se répandre sur les réseaux sociaux de la part des élèves de mon cycle, sur Instagram ou TikTok. Des phrases comme «Tonton H. aurait tous dû vous tuer» sont republiées par mes connaissances. Les élèves font des remarques, des sous-entendus quand on se trompe, «parce qu’on est juifs», sans que les profs réagissent. La peur a toujours été présente, mais cela a augmenté depuis le 7 octobre. Alors, beaucoup d’élèves cachent le fait d’être juif. Une de mes amies a même dû changer d’établissement.»

Travail et école

Pour certains, les remarques s’invitent au travail. «Lors d’une discussion au lendemain des attaques, mes collègues ont commencé à dire que «les juifs étaient radins», et d’autres stéréotypes racistes, raconte Chochana. Je n’ai pas réagi, car j’étais beaucoup trop en colère. Mais du coup, je garde d’autant plus ma religion pour moi. Je n’ai pas envie qu’ils sachent que je suis juive.» Un enseignant renchérit: «De manière générale, j’ai davantage peur pour ma sécurité. Je ne veux pas non plus que mes élèves soient au courant.» D’aucuns nous disent ne pas parler hébreu dans la rue, pour éviter toute remarque.

«J’ai vu une haine se répandre sur les réseaux sociaux de la part des élèves de mon cycle, sur Instagram ou TikTok.»

Anna, élève de 15 ans

Lors des manifestations de soutien aux otages, notamment, certains participants ne se sentent pas en sécurité. «Nous sommes systématiquement aux aguets, ajoute Shirane. Les insultes et les gestes obscènes fusent depuis les voitures qui passent près de la place des Nations et nous savons que nous ne sommes pas à l’abri d’actes plus graves et violents à notre encontre.» À Uni Mail, lors d’une récente manifestation, des remarques antisémites ont effectivement été proférées et rapportées à la CICAD. 

Contactées, les différentes instances de la communauté juive renvoient à la CICAD. Présidente de la Commission fédérale contre le racisme, Martine Brunschwig-Graf indique que l’organisme est «très inquiet de ce phénomène, qui prend de l’ampleur à chaque reprise du conflit au Proche-Orient. Les juifs sont souvent les boucs émissaires, ils l’ont notamment été pendant le Covid. Mais ici, ils sont attaqués de manière très violente.»

Pour la responsable, l’inquiétude de la communauté est «à prendre en compte et doit être l’affaire de toute la société. Il n’y a pas besoin d’une loi complémentaire, mais chacun doit rester attentif, solidaire et dénoncer lorsque c’est justifié; parfois les actes ne relèvent pas du Code pénal mais ils n’ont pas lieu d’être. Les moyens d’éducation à l’école, que la commission juge encore insuffisants, doivent être renforcés.» À noter qu’un projet de loi visant à promouvoir la sécurité des minorités «à besoins particuliers» est à l’ordre du jour du prochain Grand Conseil. Une aide financière représentant 50% de la subvention fédérale leur sera attribuée.

Le Conseil d’État genevois, lui, nous réitère sa position. «Il condamne fermement et de manière constante tout acte ou propos qui relève du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie, comme il l’a toujours condamné. Il réaffirme l’identité de Genève en tant que ville de paix, du droit international humanitaire, des Conventions de Genève et des droits humains», relate Emmanuelle Jacquet, porte-parole.

Qui assure que pour l’heure, la police n’a pas été saisie «significativement» concernant des actes ou des propos antisémites depuis le 7 octobre. Et qu’aucune manifestation n’a débordé. «Cependant, le Conseil d’État suit attentivement l’évolution de la situation et n’hésitera pas à agir si nécessaire. Il existe un cadre légal clair qui condamne pénalement toute incitation à la haine, laquelle est poursuivie d’office. Il invite donc les organisations et les particuliers à déposer une plainte auprès de la police pour que de tels actes soient traités avec toute la sévérité requise.»

 

La CICAD reçoit une vingtaine de dénonciations par jour. Dans son dernier rapport interne, l’organisme a recensé quelque 146 actes antisémites en Suisse romande entre le 7 et le 31 octobre. On parle de propos en ligne pour 106 d’entre eux. Insultes et tags forment le reste des agissements dénoncés.

Outre les situations ciblées ou non mentionnées plus haut, plusieurs cas concernent les écoles, dont des signes ou propos échangés entre élèves.

Des tags antisémites accompagnés de croix gammées ont aussi été repérés en Ville de Genève (130 avant les attaques, entre septembre et octobre) et effacés par la voirie, parfois même sur des immeubles privés. Depuis le 7 octobre, on en compte plusieurs centaines. La Commune a porté plainte. De telles inscriptions ont aussi émergé sur les murs à Jussy.

¨Des propos scandés ou écrits sur des pancartes ont aussi fait l’objet de dénonciations lors de manifestations. Mais une grande partie des actes antisémites inondent les réseaux sociaux, notamment dans les commentaires.

La CICAD ne cache pas son inquiétude et demande aujourd’hui un soutien clair du Conseil d’État. Un nombre important de dénonciations pénales seront prochainement déposées. L’instance indique «devoir les effectuer afin qu’il soit enfin admis publiquement l’existence de ces situations, regrette Johanne Gurfinkiel, secrétaire général. Combien de temps devrons-nous attendre pour obtenir enfin une condamnation ferme et spécifique de l’antisémitisme qui s’est déjà largement manifesté dans nos régions?»