Contre les discours de haine, le dur labeur de l’école genevoise

Contre les discours de haine, le dur labeur de l’école genevoise

L’école a-t-elle un rôle conséquent à jouer pour déconstruire les préjugés et lutter contre les actes et propos discriminatoires? Et doit-elle faire évoluer sa mission éducative vers un apprentissage plus soutenu du «bien vivre-ensemble»?

Le débat n’est pas nouveau. Mais il est réactivé dans le contexte de discours d’exclusion évoluant sur un terreau fertile: recrudescence de l’antisémitisme, en particulier depuis la crise du Covid et le complotisme qui l’entoure; montée de l’islamophobie, qui s’emploie à confondre musulmans et terroristes; racisme structurel renforcé par les replis identitaires, sur fond de «fake news».

La question est on ne peut plus d’actualité avec l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 et la sanglante répression menée par le gouvernement israélien à Gaza. Cette situation dramatique cristallise les opinions, alimente tous les amalgames, porte ouverte à des violences, y compris dans notre paisible Suisse. Fait particulièrement choquant: l’agression au couteau d’un juif orthodoxe le 2 mars à Zurich, commise par un adolescent de 15 ans. 

Un plan à l’étude

À Genève, un débat organisé fin février par le Bureau de l’intégration et de la citoyenneté sur la prévention de l’antisémitisme a questionné les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre la manipulation des opinions et contrer les discours de haine. À cette occasion, la cheffe du Département de l’instruction publique (DIP), Anne Hiltpold, a affirmé que l’école avait un rôle important à jouer. Elle s’est prononcée pour un renforcement de la prévention de toutes formes de discriminations dans les écoles genevoises. 

Car l’éducation apparaît comme le meilleur outil pour contrer les «fake news», le complotisme, les préjugés, et en conséquences les discriminations. Il arrive que celles-ci se produisent au sein même de l’institution (lire les témoignages ci-dessous).

Questionné à la suite de ce débat, le DIP dit vouloir «renforcer et généraliser les différentes initiatives et actions de sensibilisation d’ores et déjà proposées aux élèves dans les écoles du canton». Trop tôt pour les détails: «Nous devons identifier les discriminations sur lesquelles travailler, déterminer l’enseignement approprié pour chacune d’entre elles, et cela pour chaque âge, en collaboration avec les acteurs du terrain. L’objectif est que chaque élève du canton soit sensibilisé à la lutte contre les discriminations, cela participe à l’établissement d’un climat scolaire sain pour les élèves et le personnel enseignant», explique Anne Hiltpold.

Le département précise encore qu’«un focus particulier sera mis sur la formation du personnel encadrant et sur la coopération entre les différentes catégories de professionnels au sein même des établissements».

Un catalogue d’actions

Mais rien n’est simple. On ne peut pas dire que le DIP, ces dernières années, ne s’est pas activé pour consolider l’attention portée à ces problèmes. Des modules de formation des enseignantes et enseignants ont été mis en place, les établissements, surtout au niveau du secondaire I et II, sont encouragés à monter des projets sur ces thématiques.

Ils disposent notamment de la possibilité de faire appel à des experts extérieurs proposant toute une palette d’ateliers pédagogiques sur l’exclusion et ses différentes facettes: racisme, antisémitisme, islamophobie, LGBT-phobie, sexisme figurent parmi les thèmes abordés.

Conformément aux recommandations du Programme d’études romand, certains sujets (colonialisme, esclavagisme, nazisme…) sont au programme de disciplines telles que l’histoire, la géographie, les cours de citoyenneté dans le secondaire. Autant de séquences qui permettent au corps enseignant de tisser des liens avec l’actualité et d’aborder des notions ayant trait au «vivre ensemble». 

Des cours réguliers?

N’est-ce pas suffisant? «Le problème, c’est que nombre de piliers de ce dispositif reposent sur le bon vouloir des établissements et des enseignants, et l’on reste donc sur des interventions très ponctuelles. Il y a beaucoup choses qui se font, mais pas de véritable plan d’action, de ligne directrice», relève Johanne Gurfinkiel, secrétaire général de la CICAD (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation).

Les associations qui dispensent des ateliers de sensibilisation verraient donc d’un bon œil une forme d’institutionnalisation du temps consacré à traiter de ces questions, par exemple 45 minutes par semaine. Et cela bien que l’agenda scolaire soit déjà chargé, c’est une question de choix de société, disent-elles.

«On serait dans de meilleures dispositions pour donner des formations si l’on s’inscrivait dans des fenêtres d’enseignement dédiées et pérennes, permettant la mise en place d’un scénario pédagogique et d’une approche réflexive. Accessoirement, cela pourrait résoudre aussi l’un des gros problèmes actuels, à savoir le financement de ces modules», relève Carole Fumeaux, secrétaire générale  de la LICRA-Genève (Ligue contre le racisme et l’antisémitisme). 

Pour Johanne Gurfinkiel, «si l’on veut être efficace, il faut instaurer des interventions régulières, ancrées dans le programme, données par des experts, en coordination avec le corps enseignant. Il faut des approches sur toutes les formes de discriminations, mais qui traitent aussi des spécificités de chacune». 

Hafid Ouardiri, directeur de la Fondation de l’Entre-connaissance, estime qu’«en matière de ce qu’ils peuvent apporter devant des classes, les juifs et les musulmans doivent travailler main dans la main. C’est la meilleure voie à suivre pour être efficaces et crédibles face à ceux qui veulent faire de nous les ennemis les uns des autres».

Créer un cadre global

L’institution scolaire elle-même devrait revoir un certain nombre de fondamentaux. Une récente étude, commandée par la Commission fédérale contre le racisme, menée à l’échelle suisse, montre que les manuels scolaires utilisés tant du côté romand qu’alémanique restent majoritairement lacunaires sur les questions de racisme. 

Ils continuent par exemple de véhiculer des visions stéréotypées des «ailleurs», et les représentations de personnes racisées (susceptibles d’être touchées par le racisme, la discrimination), certes plus nombreuses que par le passé, le sont le plus souvent dans des situations lointaines et en lien avec des contextes négatifs, comme la pauvreté.

La thématique du racisme elle-même est toujours abordée dans un contexte historique ou géolocalisée dans des territoires éloignés, jamais sous ses aspects structurels et locaux.

Dans le cadre de cette étude, les deux tiers des enseignants romands disaient aussi ne pas avoir abordé ces questions dans le cadre de leur formation. 

Une recherche parue en 2018, menée dans 9 cycles d’orientation genevois auprès d’une cinquantaine de membres du corps enseignant, montrait également le chemin qu’il reste à parcourir. Des professeurs et professeures interviewés disent l’importance qu’ils et elles attachent à la promotion du «vivre-ensemble» et au travail de déconstruction des préjugés. Mais aussi les freins rencontrés, car tout le monde n’a pas la même vision de la mission de l’école.

Le constat est fait au sein même du corps enseignant de divergences de sensibilité sur ces questions, entre «progressistes» et «ceux qui ne lèvent pas le petit doigt», pour reprendre des expressions qui ont émergé dans les témoignages recueillis. L’école, à cet égard, n’est finalement que le reflet de la société.

Il manque donc une culture globale autour des problématiques de discriminations, souligne en substance l’étude. Si les outils existent, les articulations pour les intégrer dans les enseignements font défaut. Il y aurait la nécessité d’une vraie ligne institutionnelle, pour donner une cohérence à tout ce qui peut être fait dans le cadre de l’école.

La culture du silence contre l’obligation de signaler

Le traitement à chaud des dérapages qui se produisent dans le cadre scolaire pose aussi question. La CICAD a recensé ces derniers mois douze cas d’élèves ayant été la cible d’actes ou propos antisémites dans des écoles genevoises. 

Selon son secrétaire général, Johanne Gurfinkiel, il ne s’agirait que du sommet de l’iceberg. «Nous savons par expérience que nombre de violences à caractère antisémite ne remontent pas. Parce que les élèves ont honte, parce que les parents ont peur et parce que les enseignants ont parfois tendance à minimiser ce genre d’affaires. Le monde enseignant ne sait pas toujours comment prendre en charge ces situations. Il se montre emprunté.» 

Le DIP rappelle que, selon le protocole, les directions d’établissements l’alertent systématiquement des actes racistes, antisémites ou discriminatoires qui ont lieu dans leurs murs. Il admet toutefois que le tableau peut être incomplet. Mais si des actes ne sont pas signalés, selon lui, c’est «en raison de la crainte éprouvée de certaines victimes».

Claire*, maman d’un élève du Cycle d’orientation, estime qu’il y a des lacunes dans le dispositif en place. Son fils a été victime dans le courant de l’année dernière de propos antisémites d’une rare violence de la part d’un élève, propos faisant allusion aux chambres à gaz. 

L’élève coupable a été sanctionné par une exclusion temporaire, mais pour la maman de l’enfant insulté, cette réaction est loin d’être suffisante: «Ce qui aurait été intéressant, et surtout nécessaire, c’est de faire un travail de fond sur ces questions, relève Claire. Là, on s’est borné à punir. Ni la victime ni l’agresseur n’en tirent quelque chose de constructif. On a manqué une occasion d’exploiter la situation à des fins pédagogiques.»

Pour une attitude constructive au sein des établissements, encore faut-il que l’institution ne produise pas elle-même des discriminations, et qu’elle soit motivée à les dénoncer.

Les cas sont sans doute très rares, mais les dérapages d’enseignants existent aussi. Thomas*, 18 ans aujourd’hui, raconte qu’au Cycle d’orientation, il avait suivi avec ses camarades un cours obligatoire sur le tri des déchets. «La prof avait comparé les déchets aux humains, dit qu’il fallait les trier, et pour cela, elle avait utilisé la couleur de peau en guise de métaphore. Quand, avec un camarade, on est allés se plaindre de ces propos racistes à une enseignante présente qui les avait aussi entendus, elle nous a donné raison, mais elle a dit en soupirant qu’on ne pouvait rien faire.»