«Des stéréotypes qui s’enracinent»
«Des stéréotypes qui s’enracinent»
Depuis l’attaque du 7 octobre 2023, les cas d’antisémitisme ont fortement augmenté en Suisse, en particulier sur les réseaux et les plateformes. Comment comptabiliser cette explosion?
En Suisse romande l’an dernier, l’antisémitisme a augmenté de près de 90%, indique la Cicad, la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation, dans son dernier rapport annuel. L’organisation recense 1789 incidents, soit une hausse de 89,5% par rapport à 2023. La Suisse alémanique et italophone connaissent, elles aussi, une hausse importante par rapport à 2023, notamment pour les voies de fait. Mais l’essentiel des cas proviennent du monde virtuel. Comment répertorie-t-on l’antisémitisme dans le monde des like et des partages?
Dans son rapport, la Cicad rapporte plusieurs exemples d’agression, d’insultes ou de menaces signalées. Tels cette fille de 10 ans insultée et rouée de coups, cet homme portant la kippa agressé dans un supermarché à Lausanne ou ce courrier anonyme reçu par la communauté juive de Genève: «Israël est la véritable organisation terroriste. Hitler avait raison, cette fois-ci, vous ne dominerez pas le monde!» Le dessin qui l’accompagne représente une personne pendue portant une étoile de David. A Genève, un couple âgé a reçu un message analogue: «Commencez à faire vos valises, votre tour viendra.» Dans des écoles romandes, un élève s’est entendu dire «On va brûler du chocolat comme les Juifs dans le four», un autre «Retourne à Auschwitz».
Réseaux et commentaires
Ces cas sont issus de l’espace public1. Mais l’essentiel des incidents émanent des réseaux sociaux (72,1% de tous les cas signalés), en tête desquels on trouve Instagram et ses chambres d’écho, et d’autres groupes de discussion. La deuxième source majeure provient des sites internet (15,6%): ceux de médias d’actualités où les commentaires antisémites viennent s’amonceler au bas de certains articles; ceux de plateformes diffusant des discours haineux.
En termes de saisie, le monde virtuel pose des défis spécifiques. Exemple: lors d’échanges dans un espace de commentaires, recense-t-on les occurrences antisémites ou les intervenant·es? «Même s’ils participent à la même discussion, chaque intervenant est comptabilisé séparément, une seule fois», explique Johanne Gurfinkiel, porte-parole de la Cicad. Celui-ci reconnaît que la veille des réseaux sociaux est complexe: «Les réseaux produisent des données sans fin, il n’y a donc pas de chiffres absolus. La comparaison entre 2023 et 2024 est néanmoins fiable car notre méthode n’a pas varié.»
Les chiffres du rapport se basent sur le recensement mené par l’association, qui emploie une personne à plein temps à cet effet. Celle-ci collecte les signalements de victimes ou de témoins et mène une veille active sur les réseaux sociaux, les courriers de lecteurs, les pages de commentaires. Elle accompagne aussi les victimes. «Certains signalements ne seront pas retenus au final, par exemple lorsqu’il s’agit d’une critique légitime de la politique gouvernementale israélienne», précise Johanne Gurfinkiel.
Quels types de contenus?
En 2024, l’antisémitisme dit «traditionnel» est resté la catégorie dominante, avec 52,2% des actes recensés. Ces contenus vont des critiques physiques aux insultes dégradantes, en passant par les accusations de double allégeance, à Israël et au pays de résidence: «Cette tendance, observée depuis plusieurs années, indique que les stéréotypes et préjugés s’enracinent avec force», estime la Cicad.
Depuis le 7 octobre 2023, l’antisémitisme lié à Israël a, lui, pris «une ampleur colossale, observe Johanne Gurfinkiel: un certain nombre de groupes ou d’individus en ont profité pour exprimer leur antisémitisme». Ainsi, 14,4% des incidents relèvent «soit de la négation du droit à l’existence de l’Etat d’Israël, précise-t-il, soit d’une assimilation de celui-ci au régime nazi». Car la Cicad s’aligne sur la définition de l’antisionisme adoptée par l’IHRA. L’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste considère toute comparaison entre la politique israélienne contemporaine et celle des nazis comme antisémite. Tout comme le refus du droit à l’autodétermination des Juifs basé sur l’idée que l’existence de l’Etat d’Israël serait le fruit d’une entreprise raciste.
Cette lettre adressée à un étudiant juif de l’EPFL a ainsi été enregistrée comme acte antisémite: «Vous soutenez un génocide en soutenant l’Etat d’Israël, qui a été créé illégalement en commettant des massacres depuis plus de 76 ans.» La définition de l’IHRA, non contraignante juridiquement, est adoptée par plus de 30 Etats, dont la Suisse. Elle se distingue de la Déclaration de Jérusalem, considérée comme une réponse progressiste à cette définition. Parmi les exemples «ne relevant pas, a priori, de l’antisémitisme», la Déclaration cite ainsi le fait de «critiquer le sionisme ou s’y opposer, en tant que forme de nationalisme».
Manifestations et slogans
Après l’attaque du Hamas du 7 octobre et la réponse massive d’Israël, de nombreuses manifestations ont eu lieu dans la rue et les universités romandes. Johanne Gurfinkiel tient à préciser que toutes n’ont pas été considérées comme des incidents antisémites ni systématiquement documentées. «Nous ne les recensons que lorsqu’elles comportent des éléments à caractère antisémite – tels que des slogans, des pancartes ou des discours antisémites. La manifestation est alors enregistrée comme un seul incident, quel que soit le nombre de participants ou de messages similaires.»
Parmi les slogans épinglés, «From the river to the sea, Palestine will be free». Pour la Cicad, il constitue «un appel à l’éradication d’Israël, visant le seul Etat juif au monde». Là encore, la Déclaration de Jérusalem diffère: elle ne juge pas antisémite de «plaider pour la mise en place de différents types de solutions constitutionnelles, pour les juifs et pour les Palestiniens, dans la région située entre le Jourdain et la Méditerranée».
La Cicad appelle à ce que les autorités et la société civile redoublent d’efforts pour lutter contre l’antisémitisme et garantir la sécurité de tous les citoyen·nes. Elle salue aussi certaines avancées juridiques obtenues telle l’adoption de lois cantonales à Genève, Vaud et Fribourg interdisant les symboles nazis dans l’espace public. Outre des actions de prévention et d’éducation, elle appelle à de nouvelles modifications juridiques, comme la reconnaissance de la qualité de partie civile pour les associations afin qu’elles puissent agir face aux contrevenants à la norme pénale contre la discrimination et l’incitation à la haine (art. 261bis CP).