En Suisse romande, des «zones anti-apartheid» contre Israël suscitent l’émoi de la communauté juive

En Suisse romande, des «zones anti-apartheid» contre Israël suscitent l’émoi de la communauté juive

Une centaine de collectifs artistiques, sportifs, étudiants ou des cafés ont signé une charte «Apartheid Free Zone». Les Juifs romands dénoncent un cordon sanitaire qui exclut une population entière, relaie la Cicad.

Le conflit israélo-palestinien continue à s’importer en terres romandes. Ce week-end à Genève, une manifestation est prévue en solidarité avec Gaza, jeudi prochain à Lausanne, une autre réunira les soutiens aux familles des otages israéliens aux mains du Hamas. Mais ce qui a alerté la Cicad (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation) cette semaine, ce sont les très nombreux signataires d’une charte définissant une «zone libre d’apartheid israélien», refusant «de collaborer avec le régime d’apartheid établi par le gouvernement israélien sur le peuple palestinien». «A lire cette charte, les citoyens du seul Etat juif seraient racistes par nature, peu importent leurs sensibilités, opinions et engagements», dénonce-t-elle dans un communiqué.

Ces 92 signataires affirment notamment «rejeter les projets culturels, académiques ou sportifs visant à détourner l’attention du crime d’apartheid». Situés en grande majorité à Genève, mais aussi à Lausanne et à Fribourg, ces collectifs, même si certains se disent peu ou pas politisés, sont tous clairement ancrés à gauche. Parmi eux se trouvent le centre culturel de l’Usine (subventionné par la ville de Genève), la Ligue suisse des droits de l’homme, Unia Genève, le Café La Petite Reine situé contre la gare Cornavin, des cinémas, galeries, librairies, l’association faîtière des étudiants de l’Université de Genève ou encore celle des étudiants de la Haute Ecole en travail social. En clair, dans ces lieux, les personnes ayant un lien avec les autorités israéliennes ne seraient pas les bienvenues.

Gazi Sahin, le gérant du café Gavroche, rive droite à Genève, et signataire de la charte ne comprend pas cet émoi. «Je soutiens personnellement la cause palestinienne et lorsqu’on m’a approché pour signer cette déclaration «Apartheid Free Zone», je n’ai pas hésité. Je boycotte les produits israéliens, comme les avocats, c’est une manière de faire pression sur l’Etat d’Israël», explique celui qui est aussi élu communal d’Ensemble à gauche. Des Israéliens de passage à Genève seraient-ils les bienvenus dans son café? Gazi Sahin répond avoir toujours lutté contre toute forme de racisme, et notamment contre l’antisémitisme. Il soutient: «On peut critiquer l’Etat d’Israël en respectant les Juifs.»

 

Risque de connotation historique

Le collectif derrière la charte «Apartheid Free Zone» se défend d’être antisémite: «Nous prenons clairement position contre toute forme de racisme. La campagne n’est pas dirigée contre des individus et certainement pas contre les Juifs», écrivent-ils, anonymement, sur leur site. Leur campagne est dirigée «contre le régime israélien d’apartheid et contre les entreprises et les institutions qui le soutiennent».

Première réaction de la communauté juive, la circonspection quant aux termes «Free Zone» qui peuvent, selon elle, porter en eux la connotation historique d’une «pureté» recherchée par les nazis sous le Troisième Reich qui utilisaient le terme «Juderein» pour délimiter des zones libres de Juifs. «Le collectif et ses signataires en sont-ils seulement conscients?» se questionnent des membres de la communauté juive de Genève, désirant rester anonymes. Ils dénoncent l’instrument «arrosoir» qu’est cette charte pour exprimer son désaccord contre Israël. «La culture est censée être un moyen de pacification, de réunion des genres, non d’exclusion. On utilise cette charte pour montrer du doigt toute personne israélienne, et, en cascade, cela se répercute sur les juifs.» «Fait-on seulement ce genre de procès à d’autres peuples aux gouvernements oppresseurs? Refuserait-on de collaborer avec des artistes, chercheurs ou sportifs chinois au prétexte de la répression des Tibétains?» se questionne-t-on encore. «Ce précédent est dangereux, car il pousse à criminaliser les gens à cause de leur nationalité.»

«Une charte abjecte»

Une idée partagée par Johanne Gurfinkiel, secrétaire général de la Cicad: «Cette charte discriminatoire est selon moi abjecte. A voir si elle serait aussi illégale. Il est incontestable que l’on vise à l’aveugle l’ensemble des citoyens d’un pays. Une mesure qui serait inenvisageable avec n’importe quel autre pays. Ce sont bien les citoyens d’Israël que l’on vise, seul Etat juif, à qui l’on applique des mesures iniques.»

Dans son échange avec l’un de ces collectifs artistiques, il a été répondu qu’un groupe d’artistes israéliens seraient bienvenus à condition qu’ils signent une charte dénonçant la politique de leur pays. «Aurait-on imaginé ce genre de procédés lorsque Trump était président et critiqué par certains pour sa politique? Les mêmes auraient-ils imaginé une censure à l’égard de tout citoyen américain? Evidemment, ça aurait été absurde et inimaginable. Certains mettent en parallèle les cas de milieux culturels qui ont refusé de travailler avec des artistes russes ayant affiché leur soutien à Vladimir Poutine, mais nous ne sommes pas du tout dans le même cas de figure. Ici, on exclut d’emblée tous les Israéliens, en tendant un cordon sanitaire qui exclut une population entière dans toutes ses nuances.» Johanne Gurfinkiel dénonce un «nettoyage des juifs dans ces lieux», «de fait ces endroits créent un environnement où les juifs ne se sentent plus à l’aise d’aller».

Déposer plainte

Emilien Clerc, l’un des membres du collectif «Apartheid Free Zone», réagit fortement à ces accusations. «La Cicad va trop loin, elle fait preuve de diffamation et de calomnie à notre égard. Nous n’allons pas nous laisser intimider et allons porter plainte. Le but de la Cicad est de gommer la distinction entre antisionisme et antisémitisme, c’est de la malhonnêteté intellectuelle: si le premier est une opinion, le deuxième est un crime. Nous continuerons à critiquer l’Etat d’Israël tout en ne tolérant aucun racisme dans notre collectif.» Il explique ne pas viser les individus mais les complicités et les institutions et donne cet exemple: «Si un groupe de musique israélien arrête sa tournée à Genève, il sera reçu par nos signataires. On ne va les boycotter que s’ils bénéficient d’un soutien de l’Office de la culture israélien ou qu’ils font la promotion des ambassades israéliennes.»

Interpellé par Le Temps sur ce thème, Sami Kanaan, le conseiller administratif genevois chargé de la Culture, ne lit dans l’adhésion à cette charte qu’une libre expression démocratique et ne voit aucune raison de sanctionner ses signataires. Il trouve par contre l’amalgame avec l’antisémitisme «excessif et déplacé».