«La Cicad est attaquée parce qu’elle refuse le silence»
«La Cicad est attaquée parce qu’elle refuse le silence»
Johanne Gurfinkiel répond aux critiques l’accusant de vouloir faire taire la critique contre Israël et dénonce une invisibilisation de l’antisémitisme.
- La Cicad cherche-t-elle à faire taire les critiques contre Israël? Son secrétaire général réfute ces accusations, relayées dans des courriers de lecteurs.
- L’organisation de lutte contre l’antisémitisme justifie son refus de prendre la parole sur la situation à Gaza.
- Son responsable dénonce à la fois une forte hausse de l’antisémitisme et une invisibilisation du phénomène.
À Genève, la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (Cicad) et son secrétaire général, Johanne Gurfinkiel, sont accusés dans des courriers de lecteurs de chercher à faire taire la critique contre Israël. Que répond son responsable? Entretien.
Certains vous accusent de silence complice face aux souffrances des Palestiniens à Gaza.
J’ai déjà, à titre personnel, exprimé dans vos colonnes mon émoi et ma tristesse face à cette situation terrible, et au sort des otages israéliens, car je ne les oublie pas. Mais au nom de la Cicad, ma mission est de lutter contre l’antisémitisme, sans ingérence dans les querelles géopolitiques qui dépassent le cadre de notre action.
En outre, la Cicad est la première à dénoncer l’amalgame, quand des personnes, parce qu’elles sont juives, sont sommées de se distancier de la politique israélienne. Ou que celle-ci sert de prétexte pour prendre des juifs pour cible. Il faut mesurer l’angoisse de ceux qui, partout dans le monde, sous prétexte de la situation à Gaza, sont visés en tant que juifs. (ndlr. En Suisse romande, les incidents antisémites relevés par la Cicad ont augmenté de 89% par rapport à 2023).
La seule voix juive officielle qu’on entend à Genève est la vôtre, qui condamne les manifestations propalestiniennes. Cela ne donne-t-il pas le sentiment d’un acquiescement face à l’action d’Israël à Gaza et en Cisjordanie?
La Cicad ne dénonce pas les manifestations propalestiniennes en tant que telles, mais seulement les dérapages antisémites qui ont eu lieu dans certaines. Nous intervenons quand on appelle à soutenir des mouvements terroristes dont la vocation est l’extermination des juifs. Ou quand des slogans dépassent la ligne rouge.
Ce n’est pas notre lecture, fondée sur un avis de droit.
Quelle est la légitimité de la Cicad à parler au nom des juifs de Suisse sur une question aussi clivante qu’Israël et Gaza?
Nous parlons seulement au nom de nos membres. Et si la Cicad refuse l’injonction de se positionner sur la situation au Proche-Orient, c’est aussi que certains d’entre eux sont de bords politiques très différents. Ce serait une source de dissension.
Parmi vos détracteurs, il y a aussi des juifs, qui vous reprochent d’assimiler certaines critiques d’Israël à de l’antisémitisme afin de faire taire ces dernières.
Que pèsent ces quelques personnes face aux milliers de membres de la Cicad? Ces critiques ne reposent sur aucun fait.
Mais beaucoup de gens vous reprochent d’assimiler antisionisme et antisémitisme.
L’antisionisme est une forme contemporaine d’antisémitisme, car c’est appeler à l’éradication de l’État juif.
N’est-ce pas une définition trop rigide? Quand c’est au nom du sionisme que le gouvernement israélien défend sa volonté d’annexer la Cisjordanie et Gaza, et pratique ce que toujours plus de gens considèrent comme un génocide et du nettoyage ethnique, comment ne pas être antisioniste?
Il y a une confusion. Le sionisme soutient le droit du peuple juif à l’autodétermination et à la création d’un État-nation en terre d’Israël. Il ne définit pas de frontières.
Selon la définition de l’antisémitisme de l’International Holocaust Remembrance Alliance, adoptée par la Suisse, les comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des nazis sont antisémites. Pourquoi?
C’est une banalisation du génocide des juifs. Quelle que soit la situation humanitaire dramatique à Gaza, on n’a pas affaire à la volonté d’exterminer toute une population de la planète et à l’industrialisation mortifère de l’assassinat des juifs.
Comparer l’incomparable, c’est effacer les singularités historiques et ouvrir la porte aux falsifications. De même, le 7 octobre est un traumatisme béant et un massacre incommensurable, mais il n’est pas pour autant à comparer avec la Shoah.
Netanyahou est juif, il est donc absurde de le traiter de nazi. Reste que, face aux corps émaciés à Gaza, beaucoup, même des Israéliens, évoquent les ghettos et les camps de concentration allemands. Cela semble assez naturel, non?
Pas pour moi. Et je ne crois pas une seconde que vous puissiez accepter cet amalgame. Quant à Netanyahou, on peut en effet le qualifier de tous les noms, mais pas de nazi, et pourtant, je ne suis pas là pour le défendre, ni son gouvernement, ni ses ministres Ben Gvir ou Smotrich, avec lesquels je ne partage pas les mêmes valeurs.
Les discours déshumanisants produits par une partie de la classe politique israélienne rappellent, eux encore, la préparation du génocide des juifs.
Quels que soient les propos les plus détestables, la société israélienne s’est hissée au rang des démocraties les plus résilientes. Chaque jour, des Israéliens protestent dans la rue. Alors voir chez nous des manifestations épingler cet «État nazi et fasciste» pour clouer au pilori tout Israélien, quel que soit son engagement, est affligeant.
Vous ne répondez pas. Gaza n’est pas la Shoah, mais beaucoup, y compris en Israël, y voient aussi un génocide. Peut-on encore établir des similitudes, par exemple la déshumanisation, sans être taxé d’antisémitisme?
À chacun de s’exprimer. A-t-on vu la Cicad intervenir pour dénoncer le vocabulaire utilisé sur ce qui se passe à Gaza? Non.
ous n’aimez pas les références faciles au IIIe Reich, mais n’est-ce pas vous qui avez comparé les «Apartheid-Free Zones» (AFZ) à Genève à des espaces «judenrein»?
Quand le boycott se fonde seulement sur des considérations politiques, la Cicad n’intervient pas. Mais selon la définition du site internet de l’AFZ, l’apartheid que pratiquerait Israël le serait uniquement par des Israéliens juifs. Et uniquement juifs. C’est là où il y a un problème. On vise les Israéliens juifs, c’est explicite.
Vraiment? L’AFZ affirme que l’apartheid garantit la domination des citoyens de confession juive. Puis appelle au boycott des «projets culturels, académiques ou sportifs visant à détourner l’attention du crime d’apartheid». En quoi cela permet-il de conclure que les zones AFZ excluent tout juif?
L’AFZ, dans sa formulation actuelle, ne se limite pas à boycotter ce qui «vise à détourner l’attention de l’apartheid». Elle pose comme postulat qu’une présence israélienne ou une coopération avec une institution israélienne juive est, en soi, une forme de propagande. Ce mécanisme rappelle les dérives historiques où l’on rejetait un groupe dans son entier, non pour ses actes, mais pour ce qu’il est.
Mais où avez-vous lu que l’AFZ posait ce postulat? Et puis «judenrein», c’est comparer l’AFZ à des nazis, ça évoque les commerces juifs brûlés sous Hitler. On en est là?
Quand on veut exclure des citoyens juifs, «judenrein» est le mot juste, et j’espère que ma parole n’était pas prophétique. Mais je suis très inquiet quand je vois que le Cinéma Bio à Carouge refuse d’accueillir le Festival du film des cultures juives en raison de la politique du gouvernement israélien. Et que cela ne suscite pas une montée aux barricades. Au contraire, la réaction du candidat Vert au Conseil d’État Nicolas Walder m’a consterné.
Vous intervenez de manière très offensive dans le débat public. Cela fonctionne-t-il? Faut-il changer d’approche?
Notre premier objectif est de répondre à chaque victime qui nous interpelle, et mes journées se sont très largement allongées depuis le 7 octobre.
L’autre est de lutter contre l’inacceptable phénomène d’invisibilisation de l’antisémitisme. Je continuerai donc à militer avec le plus haut niveau sonore possible. Nous sommes plus que jamais attaqués parce que nous refusons le silence.
Invisibilisation? Vous êtes largement invité dans les médias. Certains pensent même que le focus mis sur ce phénomène a tendance à occulter le fond des revendications du mouvement propalestinien.
J’entends beaucoup cela. Mais il a fallu que la presse française ouvre ses colonnes pour que les témoignages de victimes d’antisémitisme en Suisse romande bénéficient d’un large écho. Et combien de temps a-t-il fallu pour que quelques journalistes interpellent le directeur du Cinéma Bio?
C’est vrai, nos rapports périodiques sur l’antisémitisme sont relayés, mais moi, je parle des cas concrets. Et mon sentiment est qu’il y a une volonté de les invisibiliser pour ne pas porter préjudice aux revendications propalestiniennes.
Quand Israël qualifie l’ONU d’antisémite, cela ne banalise-t-il pas cette notion?
C’est l’ambassadrice israélienne que vous devez interpeller.
Vous ne trouvez pas que cela brouille les cartes?
Nous dénonçons sans ambiguïté tous les excès.