«Les enfants juifs de Suisse sont devenus les réceptacles de la haine envers Israël»
«Les enfants juifs de Suisse sont devenus les réceptacles de la haine envers Israël»
Tags antisémites, insultes dans les écoles, débordements dans les manifestations pro-palestiniennes… La CICAD dénonce un «nouveau sursaut d’antisémitisme en Suisse» en vidéo. Interview de son Secrétaire général Johanne Gurfinkiel, qui tacle l’inaction des autorités.
Des graffitis qui disent «Hamas merci!», sur des façades en Ville de Genève. Des chants à la gloire d’un événement du 7e siècle — lors duquel des musulmans ont massacré des juifs — qui résonnent dans la manifestation pro-palestinienne du 12 octobre dernier, à la Place des Nations. Une recrudescence des cas d’antisémitisme dans les écoles, sur les réseaux sociaux…
Autant de raisons pour la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD) — qui s’abstient, d’habitude, de commenter le conflit israélo-palestinien — de sortir du bois. Son Secrétaire général, Johanne Gurfinkiel, a transmis le 19 octobre dernier une vidéo aux médias et aux autorités, avant de la publier sur le compte Instagram de l’association. Il y dénonce le «nouveau sursaut d’antisémitisme en Suisse», qui aurait explosé depuis l’attaque du Hamas sur Israël le 7 octobre dernier.
Face aux phénomènes discriminatoires que Johanne Gurfinkiel dénonce en vidéo, parmi les autorités, seule la Ville de Genève a — pour l’heure — pris position. Dans un communiqué publié le 13 octobre, la municipalité annonçait par ailleurs qu’elle portera plainte contre les tags antisémites «qui se multiplient» dans les rues au bout du Léman. Du côté du Canton, en revanche, c’est toujours le silence radio. Un immobilisme qui inquiète la CICAD.
Blick a contacté Johanne Gurfinkiel, qui nous parle sans filtres du ressenti de sa communauté en ces temps troubles, tout en interpellant le silencieux Conseil d’Etat. Le secrétaire général, d’habitude plutôt réservé sur ces thématiques, a également accepté d’aborder avec nous la question de l’antisionisme, celle du «colonialisme» israëlien, et puis sa position quant aux juifs qui soutiennent la Palestine — entre autres. Interview.
Johanne Gurfinkiel, commenter le conflit israélo-palestinien n’est pas dans les habitudes de la CICAD. Aux grands maux les grands remèdes?
C’était le moment ou jamais de le faire, pour tenter de mobiliser nos concitoyens quant à la problématique de l’antisémitisme. Comment l’antisémitisme se met-il en place? Comment se répand-il? Hormis les personnes qui le subissent, je pense que peu de gens en Suisse se rendent compte de ces réalités. D’où la vidéo que nous avons publiée, qui est une synthèse de tous les actes antisémites que nous avons pu observer en Suisse romande, quelques jours seulement après le massacre du Hamas en Israël.
Dans cette vidéo, vous commencez par dénoncer les cas d’antisémitisme dans les écoles…
Depuis le 7 octobre, des parents, voire des enfants juifs eux-mêmes, nous ont fait remonter des propos et des attitudes problématiques. Tout se passe comme si les enfants juifs étaient, d’un coup, devenus les réceptacles d’une haine à l’égard d’Israël. On parle d’enfants alpagués, interpellés, injuriés… Des propos comme «à mort Israël», «bande de sales juifs», ou «assassins» ont été entendus dans les écoles. Cela touche aussi bien les établissements publics que privés, dans la tranche d’âge de douze à quinze ans, en général. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Nous sommes conscients que beaucoup de cas ne nous sont jamais dénoncés.
Dans ce contexte tendu, qu’attendez-vous des profs et des directions d’école?
La CICAD attend des établissements scolaires qu’ils appellent à la sérénité et au calme. Les débats doivent rester libres et ouverts, y compris sur la question israélo-palestinienne, certes. Mais il doit y avoir un cadre: celui du respect d’autrui et du refus de la violence. Jusqu’à présent, les écoles ont démontré leur très grande difficulté à traiter le problème de l’antisémitisme avec la fermeté nécessaire. D’après les témoignages qui nous sont parvenus, la réponse classique de certains profs, lorsqu’un élève juif se fait insulter, c’est de simplement lui dire «ce sont des imbéciles, ne réagis pas, ça n’en vaut pas la peine…» Cela ne va pas. Evidemment, il serait hors de propos de généraliser. Le métier d’enseignant est un métier exemplaire, exigeant, rigoureux. Mais l’école doit aussi être un lieu de prévention.
Avez-vous interpellé le Département de l’Instruction publique (DIP), face à ce problème? Va-t-il prendre des mesures?
Nous avions pris contact avec le DIP — et sa nouvelle ministre Anne Hiltpold — pour faire le point sur des situations problématiques qui se sont produites avant le 7 octobre. Une rencontre est donc d’ores et déjà prévue en novembre.
Qu’attendez-vous de cette rencontre?
L’ajout à l’agenda scolaire d’une vraie prévention contre les discriminations — un volet qui mériterait d’être revu, pour renforcer son efficacité. Cela fait longtemps que nous alertons les autorités sur la nécessité d’une telle mesure. Mais nous avons l’impression que l’administration peine à véritablement absorber ces problèmes. Et je ne parle pas seulement de l’antisémitisme, mais aussi du racisme et des discriminations de façon générale. Nous avons déjà abordé ces pistes de réflexion avec l’administration plusieurs fois, au fil des ans, mais force est de constater que nos propositions n’ont pas encore avancé comme nous pourrions l’espérer.
Dans la même vidéo, vous dénoncez des chants et des pancartes antisémites, repérés dans les manifestations pro-palestiniennes de ces dernières semaines. D’après vous, est-ce qu’il faudrait interdire ces manifestations tout court?
C’est une question de temporalité. Etait-il urgent de laisser ces manifestations prendre place, à chaud, alors que nous savions par avance qu’il risquait d’y avoir ce genre de débordements? Le droit de manifester est un droit absolu, je ne remets pas cela en question. Mais, encore une fois, il y a peut-être une temporalité à respecter: si certaines villes et certains pays n’ont pas autorisé ces manifestations dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, ce n’est pas pour rien — mais pour éviter d’encourager les messages et les attitudes antisémites, et calmer le jeu.
Quid des personnes juives, qui manifestent elles aussi à travers le monde pour un cessez-le-feu… parfois dans ces mêmes cortèges pro-palestiniens?
Quel que soit le parti pris, il est indéniable que les gens ont vraiment ressenti le besoin d’aller s’exprimer dans la rue. Et sur les réseaux sociaux. Peu importe l’engagement personnel, chacun est en droit d’exprimer le sien dans un cadre: celui du respect d’autrui, de la loi. Raison pour laquelle j’estime que les quelques antisémites qui se sont exprimés devraient être sanctionnés.
Mais est-ce que vous les comprenez, ces juifs qui prennent le parti des Palestiniens?
Tant que ces personnes ne s’inscrivent pas dans une démarche d’appel à la violence, à la haine, tant qu’elles n’alimentent pas la désinformation, je n’ai pas de problèmes avec leurs opinions. Je n’ai, par ailleurs, de problèmes avec les opinions de personne — tant qu’elles s’expriment dans le respect.
Avez-vous interpellé le Département des institutions (DIN), en charge de la sécurité du canton, quant à ces débordements dans les manifestations pro-palestiniennes?
Nous avons envoyé, par communication électronique, la vidéo que nous avons réalisée à la magistrate en charge du Département, Carole-Anne Kast, oui. Nous avons également proposé une rencontre à la ministre, pour avoir une discussion approfondie sur ces questions d’antisémitisme dans les manifestations. La CICAD attend une réaction de sa part.
Qu’attendez-vous, comme genre de réponse?
En amont de ces manifestations pro-palestiniennes déjà, nous attendions de voir si le Département allait communiquer — ça n’a pas été le cas. Ensuite, après la première manifestation à Genève, où il y a eu des débordements, nous nous attendions à une réaction forte: il aurait fallu rappeler que les débordements constatés n’étaient pas tolérables. Le silence et le manque de réaction publique des autorités n’a fait qu’alimenter l’inquiétude au sein de ma communauté — alors que nous sommes dans un climat déjà bien anxiogène.
Vous mettez toutes les autorités dans le même sac?
Je veux saluer celles et ceux du Conseil d’Etat ou des diverses municipalités, qui nous ont rapidement contactés, à titre personnel pour témoigner de leur inquiétude. Mais la prise de parole publique des responsables cantonaux de Départements concernés (ndlr: le DIP et le DIN) manquent cruellement. Or, face à la montée de l’antisémitisme, il faut un message fort de la part du Conseil d’Etat. Les juifs de Genève et, je peux le dire, les juifs de toute la Suisse romande l’attendent.
Dans la vidéo publiée, vous dénoncez aussi la montée de l’antisémitisme sur les réseaux sociaux. Des personnes y comparent même l’Etat d’Israël au IIIe Reich… Comment en est-on arrivés là?
Les comparaisons de ce type font partie intégrante de l’antisémitisme contemporain. Et c’est absolument intolérable. La rhétorique derrière ce genre de comparaisons honteuses est toujours la même: les victimes d’hier seraient devenus les bourreaux d’aujourd’hui… On en est là. D’où l’importance, à nouveau, de rappeler avec fermeté les limites à ne pas franchir. Car elles ont été franchies!
Dans un post Facebook, épinglé dans votre vidéo, un militant romand du parti SolidaritéS a affirmé sa «solidarité» avec «la résistance du peuple palestinien», en qualifiant l’Etat d’Israël de «raciste et colonial». Pour vous, être antisioniste, c’est forcément être antisémite?
Oui, et je le dis de façon très claire. Être antisioniste, c’est être antisémite. L’idée selon laquelle le terme «antisionisme» est simplement un terme critique de la politique israélienne est totalement fausse. C’est de la propagande. L’antisionisme n’a pas d’autre vocation que d’appeler à l’annihilation de l’Etat d’Israël. Il faut arrêter de penser qu’on peut dissimuler son antisémitisme derrière ce terme.
Qu’en est-il des gens qui qualifient Israël d’Etat colonial? Sont-ils forcément tous antisémites, pour vous?
Qu’entend-t-on par Etat colonial? Si la question est de savoir si des revendications existent pour les palestiniens de disposer d’un Etat, évidemment, la question est débattue en Israël même. Mais attention à ne pas banaliser des termes lourds de sens, et ce à dessein. La violence commence avec la parole, et nous avons vu jusqu’où elle peut mener. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un débat politique. C’est un sujet qui n’entre pas dans les prérogatives de la CICAD. Je peux seulement vous dire que, à mon avis, qualifier l’Etat d’Israël de colonial, c’est faire peu de cas de ce qu’a réellement été le colonialisme.
Donc, pour vous, le chef de l’ONU Antonio Guterres a tort de parler de «colonies» de peuplement israéliennes qui «dévorent» les terres palestiniennes?
Encore une fois, la CICAD ne se positionne pas sur les questions d’ordre politique. Mais il est vrai que je considère, personnellement, que le terme de «colonisation», tel qu’employé, est abusif. L’emploi de termes lourds de sens comme celui-ci doit être réfléchi.