«Les juifs de Suisse sont des Suisses comme les autres»

Le responsable de la CICAD incarne pour les Romands la lutte contre l’antisémitisme. Cette année fut la plus terrible pour ce militant fier de l’être.

«Les juifs de Suisse sont des Suisses comme les autres»

En bref:

  • Johanne Gurfinkiel combat l’antisémitisme en Suisse depuis 2003.
  • Brillant rhétoricien, il milite sur ces thématiques depuis l’adolescence.
  • Son engagement pour l’éducation et la prévention est à la base de son travail.
  • Il souligne que les Suisses de confession juive méritent autant de respect et de protection que les autres.

Il se souvient des messages, des coups de téléphone: «Le 7 octobre, un samedi, tout de suite, il y a eu un déferlement. La rave party, l’horreur, le massacre. Ce qui rassemblait ceux qui me contactaient, amis, milieux communautaires juifs, c’était la montée si forte d’une anxiété: ça recommence? Comment va-t-on faire? On savait tout de suite que l’antisémitisme, paradoxalement, allait monter, aussi par ici.»

Johanne Gurfinkiel, 53 ans, s’est retrouvé au front, tous les jours, à dénoncer ici un dérapage, là une insulte, un souffle sur les braises de la haine. «C’est le job.» Les Romands connaissent depuis une vingtaine d’années sa faconde, son art offensif du débat, un brio qui séduit ou agace: l’homme porte beau, est un rhétoricien implacable, ceux qu’il affronte en viennent à parfois le détester. 

Il y a quelques mois, à Genève, le secrétaire général de la Cicad (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation) a lui-même été visé par une plainte en diffamation. Le collectif local Apartheid Free Zone avait rédigé une charte suite aux attaques israéliennes à Gaza, proposant aux établissements culturels de «rejeter les projets culturels, académiques ou sportifs visant à détourner l’attention du crime d’apartheid».

Un «nettoyage des juifs»

Johanne Gurfinkiel avait dénoncé cette action de «nettoyage des Juifs», utilisant le terme «Judenrein», jadis employé par les nazis. Apartheid Free Zone avait annoncé une plainte, par une conférence de presse. Où en est-on? «Nulle part. Nous avons mandaté un avocat, mais à ma connaissance, la plainte n’a jamais été déposée. Pur effet d’annonce, relayé par la presse.» 

Gurfinkiel est comme ça: un peu piquant, ne laissant rien passer. Famille ashkénaze, grands-parents, tantes, oncles et cousins déportés et assassinés par les nazis, il est né Français. Sa judéité, il en prend conscience dans la cour de son école primaire, à Paris: «Deux petits gars sont arrivés vers moi avec des insultes antisémites, comme ça, sans raison. Ce qui est important, c’est que des camarades, qui n’étaient pas juifs, sont intervenus. Ils se sont mis entre eux et moi, ils leur ont dit que c’était inadmissible, qu’on ne devait jamais faire ça.» 

C’est l’époque «Touche pas à mon pote», celle aussi des profanations de cimetières, comme à Carpentras: «J’ai 17 ans-18 ans, je vais aux manifs avec des amis juifs, des non-juifs, notamment de gauche, etc. En parallèle, on va aux rassemblements du Front national, voir ce qui se passe. Il y a cette volonté d’être actif face à cette ribambelle d’actes racistes et antisémites.»

Il ne ressent cependant pas la lutte comme spécifiquement juive: «Mes potes étaient tout aussi bien originaires de Guadeloupe, du Maghreb. Être embêté du fait d’être noir, arabe ou juif, c’était la même histoire de haine.» Il visite pour la première fois Auschwitz à 18 ans. Il y retournera plus de 25 fois, menant des groupes, des classes: montrer, ressentir.

Admiration pour les politiciens

Après ses études de marketing et communication, il rejette une carrière dans un groupe industriel et milite au Conseil représentatif des institutions juives de France, autour de Lyon. «Une autre ambiance. On était réveillés au milieu de la nuit parce que quelqu’un avait flanqué le feu à une synagogue à Vénissieux, fallait y aller escorté par la police…»

Un ami lui signale qu’une organisation, à Genève, cherche quelqu’un: c’est la Cicad, qu’il rejoint en 2003. «Il n’y avait qu’une seule personne, contre une dizaine aujourd’hui. L’antisémitisme, ici, était plus bourgeois, caché dans des clichés, des sous-entendus, des remarques en passant: signaler, inciter à faire de la prévention, interpeller les politiques, c’est un travail passionnant.»

Se coltiner aussi Dieudonné, Soral, les ambiguïtés étudiantes, les écœurants tags de croix gammée sur les murs, ce n’est pourtant pas là affaire simple: «Je n’ai pas peur. Et j’ai une admiration sincère pour le personnel politique, pour l’engagement au service des gens. Alors, je vais les chercher, je leur dis sans arrêt qu’aujourd’hui plus que jamais, la prévention et l’explication dès l’école restent fondamentales.»

L’année la plus terrible

Mais cette année 2023-2024 fut la plus terrible. «On ressort la vieille et rance suspicion: les juifs ne seraient pas vraiment d’ici, mais toujours, peu ou prou, des agents israéliens. Je suis binational, depuis peu, je le dis parce que j’en suis fier, et j’entends souligner le sens de mon action: les juifs de Suisse sont des Suisses comme les autres. Ils ont droit à la même protection et au même respect que chaque citoyen. Cela même si le cœur du judaïsme bat à Jérusalem, comme celui des catholiques à Rome, ou celui des musulmans à la Mecque.»

Montrer, ressentir, encore et plus cette année: il se souvient d’une discussion à laquelle participait Patricia Bidaux, députée genevoise du Centre. «Je dis: vous ne vous rendez pas compte, aujourd’hui, à la fois de l’attente d’être rassuré par nos élus et nos autorités, et à quel point cette situation n’est pas seulement pesante, elle est extrêmement difficile et douloureuse à vivre. Alors Patricia Bidaux se lève: «J’entends ce que dit Johanne Gurfinkiel, je suis totalement effarée, consternée et j’ai honte», et elle pleure. J’ai été très marqué par ce moment.»

Lui, il aurait rêvé d’une très grande famille, «le truc caricatural, les immenses tablées, frères, sœurs, cousins, la grosse fête. J’adore la musique orientale, la bouffe orientale», rit-il. La vie lui a laissé une maman, un grand fils de 17 ans, une compagne et désormais leur petite fille de 5 ans, qu’il voudrait tant préserver des horreurs du monde. Johanne Gurfinkiel nous laisse, il doit aller la chercher à son cours de danse.