Les symboles de la Shoah toujours plus banalisés
Jeudi 27 janvier, la Cicad a mené une action pour sensibiliser le grand public aux dérives liées, notamment, à la lutte contre les mesures sanitaires.
Les symboles de la Shoah toujours plus banalisés
Des manifestants contre les mesures sanitaires affublés d’étoiles jaunes. Des pancartes appelant à lutter contre le «pass nazitaire». Un montage photo montrant l’entrée du camp de concentration d’Auschwitz où le message «Arbeit macht frei» («Le travail rend libre») s’est mué en «Le pass sanitaire rend libre».
«Ces images ont été diffusées pendant l’année 2021. Ne restons pas silencieux.» C’est cette banalisation des mots et symboles du génocide juif que la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (Cicad) a souhaité dénoncer ce jeudi 27 janvier, à l’occasion de la Journée internationale à la mémoire des victimes de la Shoah.
Plusieurs «totems», des écrans d’environ 2 mètres de haut, ont été installés sur les places du Molard et du Bourg-de-Four, mais également à Lausanne, Fribourg, Sion et Neuchâtel, pour sensibiliser les passants à un phénomène en augmentation depuis la pandémie, selon Laurent Selvi, président de la Cicad. «Cela fait des années que l’on observe une montée de l’antisémitisme et du négationnisme, mais avec la pandémie, les amalgames se sont accélérés.»
Problème de génération
L’association à but non lucratif a donc voulu mettre en perspective cette banalisation avec son travail de mémoire, pour lequel elle œuvre depuis 1991. Ainsi, la deuxième vidéo revient sur les faits historiques et leur terrible bilan humain: deux tiers des juifs d’Europe ont disparu durant la Shoah, rappelle la Cicad. La troisième, elle, illustre les témoignages glaçants de survivants, dont celui de Ruth Fayon, auteure du livre «Auschwitz en héritage».
Ce travail de mémoire nécessite aujourd’hui de se réinventer. «Avec la disparition des derniers témoins, il faut réfléchir à de nouveaux moyens pour maintenir la transmission», analyse Johanne Gurfinkiel, secrétaire général de la Cicad. Avec cette action inédite, qui allie une réflexion technologique et créative, l’association souhaite continuer à préserver la mémoire du génocide tout en sensibilisant sur la gravité des faits et le poids des mots.
Pour le secrétaire général, il s’agit d’un problème générationnel. «Plus on s’éloigne des faits dans le temps, moins on comprend. Ainsi, il est essentiel de mettre en place des programmes pédagogiques de prévention, tout en maintenant une éducation de l’histoire qui aborde de manière étayée les réalités du passé. Nous travaillons dans les écoles, notamment avec des témoignages de deuxième génération, en nous attachant à développer des programmes qui abordent les préjugés racistes, le complotisme et les fake news.»
Soutien des autorités
«Cette action est un rappel important de ce qui se passe dans notre société, souligne Thierry Apothéloz, après avoir vu les films sur la place du Molard dans la matinée. Je salue ce travail de terrain au contact de la population pour se souvenir et ne plus banaliser.» Le conseiller d’État chargé de la Cohésion sociale estime, lui aussi, que la crise sanitaire a soulevé un terreau de haine qu’il juge intolérable.
Au total, sept conseillers d’État et conseillers administratifs de la Ville de Genève sont passés voir les totems jeudi. Un signal fort de la part des autorités. «Nous avons reçu un accueil très intéressé et enthousiaste, se réjouit Johanne Gurfinkiel. La liste des personnalités politiques présentes montre un réel engagement pour transmettre le message et s’y associer.» Pour Thierry Apothéloz, le travail de sensibilisation de la Cicad est complémentaire à celui de l’État, qui peut être répressif si des limites pénales sont franchies.
Ces limites pénales sont parfois floues quand il s’agit de contenus publiés sur les réseaux sociaux. Car si certains débordements ont été constatés lors de manifestations partout en Europe, avec des pancartes comparant les décisions sanitaires aux pires heures de l’humanité, c’est surtout sur internet que ces amalgames se produisent. «Il y a un véritable problème d’appréhension de la portée de ce qui peut être diffusé par nombre d’internautes et autres utilisateurs malveillants», souligne Johanne Gurfinkiel.
«Une ligne rouge a été franchie»
Ce n’est pas Mauro Poggia, présent au Bourg-de-Four dans l’après-midi, qui le contredira. «On constate surtout des dérapages sur les réseaux sociaux car l’anonymat permet tous les excès.» Il faut dire que le conseiller d’État chargé du Département de la sécurité, de la population et de la santé en a fait les frais. Accusé d’avoir pris des mesures discriminatoires depuis le début de la crise sanitaire, il a été, au même titre que le conseiller fédéral Alain Berset, associé au fascisme et comparé à Adolf Hitler.
Ses détracteurs ne restent pas tous anonymes puisque même le conseiller national UDC Yves Nidegger a publié sur sa page Facebook, le 27 novembre, un montage photo montrant Mauro Poggia dans le costume de Mao Zedong.
«On ne peut pas le prendre bien, évidemment, répond le conseiller d’État. La critique, en politique, il faut l’accepter, même si elle n’est pas toujours gentille. Mais me déguiser en Hitler ou Mao, c’est une ligne rouge qui a été franchie. Et cela montre combien il est important de rappeler que l’histoire doit être connue, de rendre hommage aux victimes et d’aider les générations futures à ne pas reproduire l’histoire.»
«Cette comparaison est grave et insultante»
Il y a près de 80 ans, les Soviétiques libéraient Auschwitz-Birkenau et le monde découvrait avec horreur les atrocités perpétrées dans les camps de la mort. Comment, en moins d’un siècle, en est-on arrivé à une telle situation? Davide Rodogno, professeur d’histoire et de politique internationale à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Iheid), analyse ce phénomène.
Comment expliquer cette banalisation qui semble s’accroître depuis le début de la crise sanitaire?
Je pense que c’est lié au fonctionnement de ces mouvements qui ont une volonté de faire le plus de bruit possible sans se soucier des sensibilités de chacun. Il s’agit de provocations gratuites, irréfléchies mais délibérées. Le fait même que nous en discutions aujourd’hui montre qu’ils réussissent à faire parler. Mais à mes yeux, cela décrédibilise ces revendications car la comparaison est insultante. Il est sain de remettre les mesures en question et chacun est libre de ne pas se faire vacciner, mais il ne faut pas tomber dans des distorsions de la réalité politique et historique.
Est-on face à un phénomène unique de l’histoire contemporaine?
C’est la première fois que cette banalisation intervient de manière si nocive depuis l’époque du digital. Il faut toutefois rappeler qu’on a vécu des moments où le négationnisme était sur le devant de la scène, où certains affirmaient publiquement que les chambres à gaz n’avaient jamais existé. Aujourd’hui, ce message ne passe plus, mais c’est un phénomène qui s’inscrit sur la durée et qui prend aujourd’hui la forme de l’exploitation de symboles comme celui de l’étoile jaune.
Comprenez-vous les personnes qui comparent le pass sanitaire à l’étoile jaune?
Le pass sanitaire nous frappe tous, sans distinction. Il n’a rien à voir avec la religion ou la couleur de peau. Les fascistes ont fait en sorte que les juifs deviennent des parias pour ensuite les exterminer physiquement. Aujourd’hui, nous sommes face à des mesures de précaution pour limiter la propagation d’un virus et pour protéger la population. Les personnes non vaccinées se retrouvent dans cette situation de manière délibérée. Les juifs, eux, ne pouvaient rien changer à leur situation. Cette comparaison est très grave.
Quelles sont les pistes de solution?
Il faut plus que jamais renforcer le travail de mémoire et l’éducation civique. La démocratie est comme une belle plante, très délicate. Il faut la choyer, sinon elle meurt et devient très laide à voir. L’histoire des génocides et des discriminations raciales mais également la démocratie virtuelle doivent faire partie des matières enseignées. De plus, je pense que nous avons le devoir d’éviter les discours polarisants et paternalistes. Il faut prendre avec sérieux le fait que les personnes non vaccinées se sentent discriminées et essayer de dialoguer avec elles. «Pourquoi as-tu cette impression? Penses-tu que cela va durer longtemps et que tu seras bientôt déporté dans un camp parce que tu n’es pas vacciné?» sont des questions qui peuvent être abordées.