«Nous avons fait une connerie»: le carnaval de Payerne dérape

«Nous avons fait une connerie»: le carnaval de Payerne dérape

Durant le carnaval de Payerne (VD), des inscriptions à «caractère antisémite, raciste et sexiste» ont visé des commerçants juif, libanais, ou encore asiatique. Une réaction des autorités cantonales est attendue. La Cicad dénonce des «actes inacceptables».

«On a gazé la blatte, on a le monopole», «Liquidation finale, solde de 39 à 45%». Ces inscriptions aux relents antisémites sont deux des nombreux tags apparus sur des commerces de Payerne, à l’occasion du carnaval qui s’est tenu du 7 au 10 mars dans le chef-lieu de la Broye vaudoise. Une partie des commerces visés l’est à raison de l’origine, du sexe ou de la religion, comme l’ont relaté 20 Minutes, la RTS et Blick mardi.

«Chien accepté, juste en cuisine», est-il écrit sur la devanture d’un restaurant thaïlandais. «Quand votre commande est prête, on vous bip, vous verrez, c’est de la bombe», peut-on lire sur la vitrine d’un restaurant de spécialités libanaises, allusion aux explosions de bipeurs dans les rangs du Hezbollah l’an dernier au Liban. Sur la vitre d’un café-striptease est écrit:

«En haut, une escalope sur une salade, en bas, une escalade sur une salope»

Ces tags sont l’œuvre des Barbouilleurs, le nom de l’équipe chargée de répandre des inscriptions à vocation satirique sur des commerces de Payerne lors des Brandons (le carnaval) de la commune. Parmi ces Barbouilleurs ayant pris part à l’expédition de cette année, on trouve un élu à l’exécutif payernois, le PLR Lionel Voinçon, ancien collaborateur de la conseillère d’Etat vaudoise Christelle Luisier, révèle Blick mercredi.

Les deux inscriptions aux accents antisémites visent un commerçant de confession juive, Bertrand Bladt, que watson n’a pas pu joindre. Elles en réfèrent directement à l’extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Le jeu de mots entre «blatte» et «Bladt» renvoie au gazage des juifs, tenus pour de la vermine par les nazis. On retrouve cette analogie à la Shoah dans le tag comprenant les termes «Liquidation finale», qui évoquent la solution finale mise en œuvre durant les années de guerre, «39» et «45».

Sollicitée par watson, le secrétaire général de la Cicad (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation), Johanne Gurfinkiel qualifie ces actes de «parfaitement déplorables».

«Il ne s’agit pas du premier épisode dans l’histoire des Brandons de Payerne et pour lequel on constate des dérapages à caractère antisémite»
Johanne Gurfinkiel

Johanne Gurfinkiel fait référence à un char lors de l’édition 2009 transportant une boille à lait maculée de sang et portant le signe SS, ainsi que l’épitaphe «ci-gît Chessex», comme le rappelle 24 Heures. Aujourd’hui décédé, l’écrivain vaudois Jacques Chessex avait publié cette année-là le livre «Un juif pour l’exemple», consacré à l’assassinat du juif Arthur Bloch, survenu à Payerne en 1942.

Réagissant à la participation de l’élu municipal Lionel Voinçon à l’expédition des tags dans la nuit de vendredi à samedi dernier, Johanne Gurfinkiel déclare:

«Il est profondément regrettable et inacceptable qu’un membre de l’exécutif payernois se soit livré aussi à ce genre d’exactions. Il appartient à cet exécutif et au principal concerné d’assumer leurs responsabilités désormais. Il faut saluer d’ores et déjà les positions adoptées par certains députés vaudois qui ont réagi très rapidement pour dénoncer cette situation et appelé de leurs vœux une réaction du Conseil d’Etat.»
Johanne Gurfinkiel

Interrogé par Blick, le municipal Lionel Voinçon affirme:

«Au final, je remarque qu’on a pu heurter des sensibilités et je le déplore. Ce n’était pas notre volonté. Mais cette situation souligne que la satire est un exercice délicat. Alors c’est l’occasion de se remettre en question.»
Lionel Voinçon, cité par Blick

Les déclarations de Lionel Voinçon sont à l’image de celles de la Municipalité payernoise, laquelle, tout en soulignant l’importance des «traditions (…) pour la Ville de Payerne», «déplore la teneur des propos sur certaines vitrines». Quant au Comité des masques, l’organisateur des Brandons de Payerne, il a présenté mardi «ses excuses pour les réactions suscitées par les vitrines satiriques».

Joint par watson, le président du Comité des masques, Vincent Marcuard, affirme, à propos des tags commis par les Barbouilleurs:

«Nous avons fait une connerie. Nous n’avons pas réfléchi aux conséquences et à certaines des représentations véhiculées dans ces tags. Nous nous en excusons»
Vincent Marcuard

Il précise: «Nous avions connaissance de la teneur des tags avant leur inscription, mais nous étions pris dans une dynamique carnavalesque. On doit maintenant sortir par le haut de cette situation».

Vincent Marcuard dit avoir fait «la tournée des commerçants» visés par des tags. «Celui du commerce libanais m’a dit qu’au Liban, ils ont le sens de l’humour. Celui du commerce thaï semble également comprendre l’état d’esprit qui était le nôtre. Il ne s’agissait en aucun cas pour nous de faire du mal ou de la peine à quiconque.»

Un char avec des «juifs»

Mais il n’y a pas que les tags qui suscitent la consternation, a appris watson. L’un des chars de la présente édition des Brandons de Payerne est ici en cause. Johanne Gurfinkiel dénonce «les personnages outrageusement mis en scène sur l’un des chars, représentant des juifs orthodoxes».

Comme le montre une photo, les personnages figurant des juifs orthodoxes sont rassemblés à l’avant du char en question, lequel est affublé d’un décor comprenant un chandelier juif doré, ainsi que des bougies qu’on dirait constituées de pièces d’or. Cette composition «juive» fait partie d’un ensemble ayant pour thème Le gendarme de Saint-Tropez, la série de films avec Louis de Funès en vedette. On y voit par ailleurs des personnages déguisés en gendarmes, d’autres en nonnes.👇

Le président du Comité des masques, Vincent Marcuard, se défend de toute mauvaise intention.

«Ce char se voulait un hommage à Louis de Funès et à trois de ses films: La soupe aux choux, Le gendarme de Saint-Tropez et Les aventures de Rabbi Jacob, d’où la présence de figurants vêtus à la manière des juifs dansant dans le film.»
Vincent Marcuard

Des dépôts de plaintes?

Y aura-t-il à présent des dépôts de plaintes? Les commerçants visés par des tags hésiteront-ils à saisir la justice, craignant un préjudice commercial? watson a joint par téléphone la boutique de parfumerie Marionnaud, celle portant l’inscription formant un jeu de mots avec le nom du commerçant juif Bertrand Bladt, «On a gazé la blatte, on a le monopole».

Pourquoi le «monopole»? Les explications de la commerçante répondant au téléphone: «Avant, à côté du Marionnaud, il y avait un Manor tenu par M. Bladt et dans lequel il y avait un rayon parfumerie. Le Manor ayant fermé, il n’y a plus de rayon parfumerie, d’où, j’imagine, le mot de monopole prêté à Marionnaud». La commerçante n’entend pas déposer plainte. «Pourquoi le ferions-nous? Ceci fait partie de l’esprit des Brandons», dit-elle, ne semblant pas réaliser la portée du jeu de mots.

A présent, des députés du Grand Conseil vaudois réfléchissent à la rédaction d’une déclaration commune de tous les partis politiques pour dénoncer ce qui s’est passé à Payerne, indique Romain Pilloud, le président du Parti socialiste vaudois:

«Nous prenons des contacts en ce sens avec l’ensemble des formations politiques. Il ne faut pas faire de ces inscriptions antisémites, racistes et sexistes un motif de division politique. Leur condamnation doit tous nous réunir.»
Romain Pilloud