Préjugés, complotisme… Mais que fait l’école?
L’Instruction publique est mise sous pression pour qu’elle s’engage davantage contre les faits et propos discriminatoires commis dans le périmètre scolaire.
Le Département genevois de l’instruction publique (DIP) l’a annoncé à sa conférence de presse de rentrée, le 24 août: il lancera cet automne une grande enquête auprès de 3000 élèves et 500 professionnels afin d’évaluer l’étendue et la nature des discriminations qui peuvent se manifester dans le périmètre scolaire. Exemple de questions qui seront posées aux élèves: «Est-ce qu’il t’arrive d’être moins bien traité que les autres à l’école?» «Quand cela t’arrive, est-ce en raison de ta couleur de peau, de ta religion ou les choses auxquelles tu crois, de caractéristiques physiques, d’une maladie ou d’un handicap, de ton orientation sexuelle, de la façon dont tu t’habilles», etc. «Et quand cela t’arrive, est-ce que cela vient d’un élève ou d’un groupe d’élèves, d’un adulte de l’école?» Les résultats devraient être connus au printemps prochain.
L’organisation de ce sondage arrive alors que le DIP est de plus en plus mis sous pression quant aux dérapages qui peuvent se produire à l’école, propos ou actes discriminatoires, qu’ils soient commis par des élèves ou même des professeurs. «Un phénomène qui reste insuffisamment analysé», déplore Johanne Gurfinkiel, secrétaire général de la Cicad (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation), organisme qui reçoit régulièrement des plaintes en ce qui concerne des manifestations d’antisémitisme. Johanne Gurfinkiel réclame depuis longtemps que le DIP entreprenne «une enquête approfondie pour mesurer le taux de pénétration des préjugés discriminatoires à l’école, tant chez les élèves qu’auprès du corps enseignant». Mais il n’est pas convaincu par la méthode choisie par le DIP.
Pour lui, ce sondage est certes un début, «mais cette mini-enquête de surcroît à spectre trop large ne permettra pas de dégager une analyse fine des situations. La question que soulève cette enquête est de savoir quelle en est l’objectif. Révéler qu’il existe des cas de discrimination? Je peux sans prendre trop de risques affirmer que le résultat sera sans appel», dit-il. Il estime qu’on aurait dû s’orienter directement vers une analyse en profondeur sur l’origine des préjudices subis: «Il faut mesurer précisément le taux de pénétration des préjugés discriminatoires par type, leurs modes de manifestation et leurs sources. C’est sur cette base que l’on pourra travailler pour adapter une offre pédagogique pertinente au regard des enjeux actuels. Acceptons l’idée que l’école soit le lieu où se forment de futurs citoyens, capables de distinguer ces phénomènes discriminatoires et ainsi mieux les affronter.»
C’est également ce que demande une motion qui vient d’être déposée – à la mi–août – par la députée PDC Patricia Bidaux. Celle-ci réclame une enquête ciblée sur les manifestations (comportements et propos) à caractère raciste et antisémite au sein des établissements scolaires, et demande que le DIP introduise dans le cursus scolaire un programme spécifique, ainsi que la mise en place d’une formation soutenue des enseignants et du personnel administratif sur ces questions. Cette motion arrive alors que plusieurs autres interventions, de gauche comme de droite, sur ces mêmes thématiques (racisme, antisémitisme, homophobie) se sont succédé au Grand Conseil depuis 2015.
Catalogue d’actions
Le DIP est loin de rester inactif sur le front de la lutte contre les discriminations, mission qui est désormais inscrite (depuis 2019) dans la loi sur l’instruction publique. Son porte-parole, Pierre-Antoine Preti, nous a transmis une longue liste des actions entreprises: brochures à disposition du corps enseignant, modules de sensibilisation dans les écoles adaptés aux degrés, expositions et concours sur ces thématiques, travail sur les enjeux mémoriels à l’occasion de la Semaine des droits humains et la Journée de la mémoire (de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité), intégration dans le programme scolaire du Cycle d’orientation (CO) de thématiques comme les crimes comme l’humanité, les génocides, la colonisation et la décolonisation… «La lutte contre toutes les discriminations est une importante préoccupation de notre département, et ce de longue date», souligne Pierre-Antoine Preti. Il relève que la formation continue s’est également étoffée pour les enseignants.
Pour Patricia Bidaux, ces actions sont utiles, mais il faudrait en faire beaucoup plus, à l’heure où le complotisme et les discours haineux s’amplifient sur les réseaux sociaux. «Des outils sont mis à disposition dans le cadre scolaire, c’est vrai. Mais tout cela reste au bon vouloir des profs, déjà bien occupés à la transmission des connaissances, et des directions d’école. Le DIP doit mettre en place une formation ad hoc du personnel éducatif et administratif, ainsi qu’un programme scolaire spécifique sur ces questions.»
Quand les profs dérapent
Le débat sur la mission de l’école s’anime au moment où deux affaires occupent la Direction de l’enseignement secondaire. Après plusieurs mois d’enquête administrative, une activiste très en verve du mouvement coronasceptique, et qui a médiatisé ses déboires avec son employeur, a été suspendue de ses fonctions au CO. Elle n’a pas repris les cours à la rentrée. En été 2020, elle avait déjà reçu un blâme pour avoir tourné une vidéo avec l’humoriste Dieudonné, un multirécidiviste des condamnations pour propos antisémites, ce qui avait soulevé la question du «devoir de réserve» des enseignants. Une autre affaire, révélée en février par la Cicad, concerne une prof du CO. Celle-ci avait crié «Heil Hitler» en classe, et selon nos informations, elle n’en était pas à son premier dérapage. Elle aussi a été suspendue de ses fonctions, et une enquête est ouverte.
«De tels faits restent rares, heureusement, souligne Johanne Gurfinkiel. Leur signalement par des organismes tels que la Cicad permet naturellement une mise en lumière, qui me semble nécessaire. Mais je suis conscient qu’il ne s’agit cependant que de la partie émergée de l’iceberg. Nous recevons régulièrement des signalements malheureusement banalisés. Un exemple? Là, maintenant, à la rentrée, un élève de 10-12 ans confronté à des injures antisémites de la part d’autres élèves et la présence de croix gammées gravées dans les murs de l’école. Personne ne semblait s’être soucié de les effacer.»
En 2020, après l’affaire du «tee-shirt de la honte» au Cycle de Pinchat, trois étudiantes genevoises avaient lancé un compte sur Instagram intitulé «Balance ton école». Les témoignages, comme les personnes incriminées, sont anonymisés, et les mois qui ont suivi l’affaire, une bonne quantité de récits portant sur des dérapages, parfois graves, de profs surtout, d’élèves parfois, avaient afflué sur le compte: près de 80, dénonçant sexisme, racisme, islamophobie, homophobie, tant au Cycle qu’à l’ECG, à l’École de commerce et au Collège. Le dernier post date du mois d’avril 2021. Il faut prendre avec une extrême prudence ces signalements anonymes, mais ne questionnent-ils pas la prise en charge de ces problématiques dans le périmètre scolaire? Le DIP a bien sûr connaissance de ce compte Instagram. Mais il ne dit pas si des enquêtes ont été ouvertes suite à ces dénonciations. À ce sujet, Pierre-Antoine Preti rappelle simplement les procédures existantes: «En cas de situation problématique, tout élève peut s’adresser à une personne de confiance dans l’établissement. Celle-ci est tenue de relayer l’information auprès de la direction de l’établissement afin que la situation soit traitée. Au cas où la confiance avec les collaborateurs du département serait rompue, l’élève qui s’estime victime peut alors s’adresser en toute indépendance à la ligne ABUS-Écoute, mise en œuvre par le centre LAVI en 2018 à la demande du département.»