Saluts nazis, remarques antisémites: Les professeurs sont désarçonnés

Saluts nazis, remarques antisémites: Les professeurs sont désarçonnés

Depuis le début de la guerre entre Israël et la branche armée du mouvement palestinien Hamas, les actes antisémites sont en forte hausse en Suisse romande. Les écoles n’y échappent pas. Enquête.

«J’ai vu un groupe d’élèves de première année faire des saluts nazis. Ils ont tous dit ensemble: «Vive le H!» Cette scène a eu lieu mi-janvier dans la cour d’école du cycle d’orientation du Belluard, à Fribourg. Choqué, Dylan*, 13 ans, l’a racontée à ses parents, avant de nous la rapporter. Tout comme Julie*, en 3e année dans le même CO. «Dans ma classe, des élèves gravent des croix gammées, font des saluts nazis et écrivent «I love Hitler». Ils l’appellent tonton H. Ces comportements sont ridicules. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ont vécu les victimes du Troisième Reich.»

Depuis le début de la guerre entre Israël et la branche armée du Hamas, ce genre de gestes et de propos se répand dans les écoles suisses romandes. Dans les cours, dans les couloirs, mais aussi dans les classes, désarçonnant certains professeurs, dont Joséphine*. Pendant la période d’enseignement de cette Vaudoise, un élève a insulté les Juifs et a fait l’apologie d’Adolf Hitler. Jusque-là, au cours de sa carrière, elle n’avait jamais rien entendu de la sorte de la bouche d’un élève.

«Avant, c’étaient plutôt des propos homophobes, derrière lesquels se cachait selon moi une réelle haine, ou alors des remarques racistes. Quand ce genre de situation se produit, je demande à l’élève d’expliquer les raisons de son comportement par écrit. Souvent, il les justifie et me montre qu’il pense ce qu’il dit. Ça fait peur», explique-t-elle. Mais comment catégoriser cette déclaration antisémite? «Comme une réaction irréfléchie liée à la situation au Proche-Orient mais en tout cas pas comme une blague.»

Pas toujours de sanctions

Encore faut-il savoir comment réagir. Si Joséphine informe les parents et la direction de l’établissement, certains enseignants nous ont confié être pris au dépourvu devant l’aplomb de l’élève et, ne sachant pas quelle sanction prendre, laissent ainsi ces actes sans conséquences. D’autres interviennent, mais n’osent pas en parler ni débattre sur le sujet en classe de peur de voir leur impartialité critiquée par les parents ou leur direction.

Les histoires de Dylan*, Julie* et Joséphine* ne sont en effet que quelques exemples. D’autres cas, dans des établissements secondaires fribourgeois et vaudois, ont été portés à notre connaissance. Les enseignants concernés n’ont malheureusement pas souhaité être cités, pour diverses raisons, dont la crainte de subir des répercussions professionnelles.

«Aucun canton n’en fait assez pour contrer ces comportements antisémites»
Johanne Gurfinkiel

Le manque de consignes destinées aux enseignants et l’absence de stratégie de la part des cantons sont déplorés par Johanne Gurfinkiel, secrétaire général de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD) en Suisse romande. Une quinzaine de cas de cette sorte lui ont été rapportés par des parents membres de la communauté religieuse juive. Comme celui, à Genève, de deux élèves arpentant les couloirs pour «se faire du Juif» ou d’autres à Lausanne et à Genève où des élèves ont fait des saluts nazis face à des camarades juifs.

Selon lui, «aucun canton n’en fait assez pour contrer ces comportements antisémites et racistes. Et c’est pareil pour les remarques homophobes et sexistes. Ces agissements ne sont pas pris au sérieux. Pourtant, il est clair que nous ne voyons que la partie émergée de l’iceberg. La plupart des victimes se taisent. Et lorsque leurs enfants parlent, certains parents préfèrent ne rien dire ou les changer d’école de peur que leurs camarades ne s’en prennent à eux. Il faut sensibiliser les professeurs et les élèves. Actuellement, l’Etat n’a pas les outils pour le faire. Il doit oser faire appel à des associations pour former les enseignants.»

Enseignants et élèves invités à signaler

Contactés, les départements de l’éducation des Etats de Fribourg et de Vaud ont accepté de répondre à nos questions. Le premier assure que rien de tel n’est remonté jusqu’à lui. Si chaque établissement fribourgeois possède une charte et un règlement interne exigeant le respect envers les autres, il n’existe pas de sanction fixe en fonction d’un acte répréhensible.

Selon le canton de Fribourg, «les enseignants sont des professionnels qui ont la capacité d’agir en fonction des circonstances». Toutefois, le département «conseille aux témoins de ces actes d’informer la direction de ce qu’ils ont vu ou entendu pour que le phénomène cesse».

L’Etat de Vaud quant à lui relève qu’à ce jour les situations qui lui ont été signalées sont «peu nombreuses», sans révéler de chiffres précis. Il assure prendre le problème au sérieux, indiquant que le conseiller d’Etat Frédéric Borloz «s’est exprimé en novembre devant un large panel de directions d’écoles obligatoires et post-obligatoires. Il leur a demandé d’être intransigeantes face à la violence physique ou verbale que pourrait susciter la situation au Proche-Orient. Il a été clairement dit que l’antisémitisme et l’islamophobie n’ont pas leur place à l’école.»

Il appelle les élèves victimes de tels actes de discrimination à se tourner vers les infirmiers, médiateurs et éducateurs présents dans le cadre scolaire. Contrairement à ce qui avait été avancé par Johanne Gurfinkiel, le canton estime ses enseignants «prêts à réagir immédiatement en cas de problème».

*Noms connus de la rédaction

Et si la guerre n’était pas la seule responsable?

Les actes antisémites et saluts nazis commis par des élèves dans le cadre scolaire sont-ils seulement dus à l’intervention militaire à Gaza ou les causes sont-elles plus profondes? Selon le secrétaire général de la CICAD en Suisse romande, Johanne Gurfinkiel, ils ne découlent pas d’une rivalité religieuse, mais sont plutôt l’expression d’un antisémitisme jusque-là resté plus ou moins silencieux.

«Depuis bien longtemps, il existe un terreau d’antisémitisme latent en Suisse et en Europe»
Oscar Mazzoleni

Cette thèse est également avancée par Oscar Mazzoleni, professeur en science politique et directeur de l’Observatoire de la vie politique régionale à l’Université de Lausanne. Il estime que «depuis bien longtemps, il existe un terreau d’antisémitisme latent en Suisse et en Europe, affiché sans complexes ces dernières années par des groupuscules extrémistes minoritaires de droite tels que la Junge Tat». Cet antisémitisme aurait ensuite été réveillé à large échelle dès le 7 octobre et le début de la guerre entre la branche armée du Hamas et Israël, notamment à cause des réseaux sociaux qui documentent massivement le conflit. Et selon lui, les enseignants devraient pouvoir parler du conflit en classe.

«L’histoire contemporaine relative à la question de l’antisémitisme, comme elle est enseignée aux adolescents, est souvent limitée à la Shoah. Il est légitime de se demander si ce décalage entre le savoir historique transmis dans le cadre scolaire et l’actualité laisse aux idées d’extrême droite une opportunité de convaincre les jeunes via par exemple les réseaux sociaux. En même temps, au-delà des contenus eux-mêmes, les saluts nazis et les propos antisémites pourraient également être une manière de manifester une rupture vis-à-vis de l’autorité scolaire».

Les gestes et propos nazis pourraient être interdits

Faire un salut nazi pourrait être bientôt illégal. En décembre, le Conseil des Etats s’est prononcé en faveur de l’interdiction des symboles extrémistes dans l’espace public. Cette dénomination inclut également les gestes et les paroles. Une décision qui a emboîté le pas à plusieurs motions cantonales sur le sujet. Dont celle du député fribourgeois Alexandre Berset intitulée «en finir avec les symboles nazis». En janvier, le Conseil d’Etat a toutefois recommandé son rejet. Une prise de position critiquée par Johanne Gurfinkiel de la CICAD qui estime qu’«il faut que la justice ait plus d’outils en main pour pouvoir lutter efficacement contre l’antisémitisme. Et interdire les symboles nazis est une solution.»

Le Grand Conseil devra se prononcer lui aussi sur cette motion qui pourrait donc indirectement avoir une incidence légale sur les auteurs de gestes antisémites ou nazis perpétrés dans les écoles du canton de Fribourg. Du côté du canton de Vaud, une motion similaire a été acceptée par le législatif cantonal et élargie à l’ensemble des symboles haineux. Contactés, les départements de l’éducation n’ont pas pu nous spécifier précisément de quelle manière ils devraient appliquer le texte proposé par le Conseil des Etats si ce dernier est accepté par la Chambre basse.