Un cinéma genevois refuse de s’associer à un festival juif

Un cinéma genevois refuse de s’associer à un festival juif

Un cinéma carougeois ne veut pas collaborer à l’édition 2026 du Festival international du film des cultures juives de Genève. La Cicad annonce une plainte. watson a joint les protagonistes.

En mars dernier s’est tenue la 14ᵉ édition du Festival international du film des cultures juives de Genève. Y en aura-t-il une 15ᵉ en 2026? Les choses se présentent plutôt mal pour les organisateurs du GIJFF, l’acronyme anglais de ce rendez-vous cinématographique apparu en 2011 dans la cité de Calvin.

Sollicité par le GIFF comme l’un des hôtes possibles du festival l’an prochain, le directeur du cinéma Bio de Carouge, Alfio Di Guardo, anciennement adjoint de direction aux Cinémas du Grütli, a répondu par la négative en invoquant les massacres de l’armée israélienne à Gaza.
«Un voile noir sur toutes les vertus de la culture juive»

Dans un communiqué du 2 juillet dénonçant des «situations préoccupantes d’antisémitisme», la Cicad (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation) a rendu publics certains des propos tenus par le directeur du cinéma Bio dans plusieurs messages et courriers adressés en mai et juin au GIJFF.

Jointe par watson, la programmatrice du GIJFF, Irma Danon, rapporte trois des arguments opposés par le directeur de la salle carougeoise à la sollicitation des organisateurs du festival:

«Montrer des films se réclamant de la culture juive revient actuellement à prendre position»
«Nous refusons toute collaboration avec une association cautionnée par le gouvernement israélien»
«Le comportement des dirigeants d’Israël jette un voile noir sur toutes les vertus de la culture juive»

Irma Danon dénonce dans ces affirmations un «amalgame entre Israël, son gouvernement et les juifs».

«Cela revient à accuser les juifs de complicité avec l’Etat israélien»
Irma Danon, programmatrice du GIJFF

La programmatrice l’assure par ailleurs:
«Notre festival ne reçoit pas de financements du gouvernement israélien, nous n’avons pas de lien organique avec lui. Nous recevons des subventions de la Loterie romande et, depuis cette année, de la Ville de Genève. Notre seule volonté est de faire vivre la culture juive à travers des films, en soulevant des problématiques qui, le plus souvent, sont universelles. Nous n’avons pas à être instrumentalisés, ni par Israël ni par les opposants à Israël. Parler de la culture juive, ce n’est pas soutenir Israël.»
Irma Danon, programmatrice du GIJFF

«J’ai déjà été embêté lors de la projection du Brutaliste»

Le directeur du cinéma Bio de Carouge, qui n’est pas tenu de participer à quelque festival que ce soit, craint visiblement les réactions courroucées de militants propalestiniens en cas de collaboration avec le GIJFF. «Certains pourraient dire qu’on est du côté d’Israël. J’ai déjà été embêté lorsque nous avons projeté au début de l’année Le Brutaliste, qui raconte l’histoire d’un rescapé de la Shoah. On m’a dit à cette occasion que c’était un film de propagande pour Israël.»
«Je n’ai pas envie que le cinéma Bio soit stigmatisé pour son soutien au gouvernement israélien»
Alfio Di Guardo, directeur du cinéma Bio à Carouge

Alfio Di Guardo ajoute: «On est tous dans le malaise depuis le 7 octobre 2023. A présent et depuis plusieurs mois, on parle quand même d’actes génocidaires commis par l’armée israélienne à Gaza.»

Le directeur de la salle carougeoise souhaiterait que «le GIFF prenne position contre le gouvernement israélien», dit-il.
«Si les organisateurs du festival y consentaient, cela changerait beaucoup de choses et l’on pourrait envisager de s’associer au festival»
Alfio Di Guardo, directeur du cinéma Bio à Carouge

Cette condition est perçue comme une forme de chantage par les organisateurs. Irma Danon:
«La culture juive existe depuis des siècles indépendamment d’Israël, et ce, quoi que chacun d’entre nous pense du drame en cours à Gaza. C’est comme si on nous demandait d’abjurer ou de signer des aveux pour avoir le droit d’exister en tant que juifs. On n’exige pas de telles choses d’autres groupes sociaux.»
Irma Danon, programmatrice du GIJFF

Le «Grütli» est d’accord pour une séance, pas plus

Si le cinéma Bio refuse de s’associer pour l’heure à l’édition 2026 du GIJFF, les Cinémas du Grütli, véritable institution genevoise, entendent «redimensionner» la place qu’ils accordaient jusqu’ici au festival juif. Lors de la précédente édition, qui s’est déroulée du 25 au 31 mars, le «Grütli» a accueilli quatre des dix séances programmées par le GIJFF dans quatre cinémas genevois en tout. «Nous sommes tout à fait disposés à accueillir une séance de ce festival en 2026, mais pas plus, car nos disponibilités en termes de plage horaire sont limitées», affirme le directeur des Cinémas du Grütli, Paolo Moretti, joint par watson.

En mars, la direction du «Grütli» n’avait pas souhaité diffuser un clip contre l’antisémitisme réalisé par la Cicad. Explications de Paolo Moretti:
«La lutte contre l’antisémitisme est une cause à laquelle nous nous associons bien sûr, mais, pour nous, ce sont les films qui comptent. Ce sont eux que nous montrons et non pas une matière annexe»
Paolo Moretti, directeur des Cinémas du Grütli

Le GIJFF, dans son festival, réserve toujours un moment à la dénonciation de l’antisémitisme, à ses manifestations les plus concrètes, en Suisse romande notamment. Cette année, pour sensibiliser le jeune public à la problématique antisémite, le film de l’Allemande Caroline Link Quand Hitler s’empara du lapin rose a été montré à des scolaires.

Hasard du calendrier, les Cinémas du Grütli projetaient ce mercredi 9 juillet A Real Pain. Cette comédie dramatique, de et avec Jesse Eisenberg, qui raconte le voyage de deux cousins juifs à Auschwitz, était au programme de la dernière édition du Festival international du film des cultures juives de Genève, souligne Paolo Moretti, dont l’établissement héberge par ailleurs chaque année en novembre le festival «Palestine, filmer c’est exister», entre autres manifestations culturelles récurrentes.

De son côté, la CICAD, par la voie de son secrétaire général Johanne Gurfinkiel, annonce le dépôt prochain d’une plainte contre le cinéma Bio de Carouge, plainte dont le termes n’ont pas été précisés à watson.

Le directeur du Bio, Alfio Di Guardo, rappelle avoir longtemps collaboré avec le GIJFF lorsqu’il faisait partie de l’équipe dirigeante des Cinémas du Grütli. Il ne désespère pas d’une prise de position du GIJFF sur la situation à Gaza.
Faire venir ce grand philosophe au festival?

Nous avons posé la question suivante à Irma Danon: le GIJFF ne pourrait-il pas faire venir lors de sa prochaine édition le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, auteur d’une tribune remarquée dans Le Monde daté du 3 juin et intitulée «Ni persécutés, ni réfugiés, ni prisonniers, nous sommes pourtant bien les otages psychiques de la situation intolérable à Gaza»? «Georges Didi-Huberman est quelqu’un d’absolument formidable», affirme la programmatrice du Festival international du film des cultures juives de Genève.

Le faire venir, pourquoi pas, mais il ne s’agit pas de donner satisfaction aux antisémites qui font le procès des juifs sous couvert d’antisionisme, entend-on dans le silence d’Irma Danon.